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    Minoru Mochizuki a introduit l'Aïkido Yoseikan en France en 1951. J'avais alors dix ans. Mon grand frère, qui avait 18 ans, avait été initié au Judo deux années plus tôt, au collège. Je l'écoutais avec admiration me parler de mystérieux pouvoirs, de victoire du faible sur le fort et du cri qui tue ! 

    Le très grand Maître et le tout petit élève

    En fait, on raconte qu'à cette époque où tout Art Martial extrême-oriental était assimilé au Judo, des plaisantins avaient réussi un canular spectaculaire qui s'était propagé dans les « légendes urbaines » : dans une rue de Paris, à une heure de forte affluence, un homme avait simulé un malaise et s'était écroulé sur le trottoir. La foule s'était assemblée autour du pauvre homme, on s'apprêtait à appeler un médecin quand, soudain, un individu avait fendu la foule et poussé un puissant Kiai en direction de la victime du malaise qui s'était redressée soudainement, mimant l'effarement et demandant ce qui lui était arrivé pendant que l'autre s'éclipsait. Une certaine presse avait narré l'événement en évoquant le mystérieux Cri qui tue ou qui réanime et en avait rajouté en narrant les exploits de petits vieux aux yeux bridés qui avaient mis à mal d'énormes agresseurs aux gros bras velus en les jetant à terre d'un simple petit mouvement ou les plongeant en syncope d'une pression du doigt sur un point vital!
     
     
    Mais j'allais devoir patienter treize longues années avant de faire mes premiers pas sur la Voie des Arts Martiaux. En attendant, dès que je fus lâché dans la vie professionnelle, à dix-neuf ans, je m'inscrivis au cours Dynam Ju Jitsu, par correspondance... 
     
    Elle n'était pas si absurde qu'on pourrait le croire, cette méthode Dynam, basée sur la visualisation. Il fallait d'abord mimer les exercices décrits avec une grande précision puis s'installer aussi confortablement que possible, de préférence à genoux, et se représenter mentalement la situation! Évidemment, il n'était guère possible d'en tester l'efficacité mais les gestes se mémorisaient peu à peu, inconsciemment.
     

    extrait de « ATEMI et JU JITSU »  

    Je pus le vérifier quand, en 1962, je fus envoyé outre-Méditerranée défendre les intérêts français à l'ombre du drapeau tricolore. Je fus affecté dans les Zouaves, on fait ce qu'on peut. Nous avions droit à une vague initiation au close-combat. L'instructeur, une grosse brute de sergent-chef, ne me portait pas dans son coeur et c'était réciproque. Il n'aimait pas les « intellos à lunettes » et je ne supportais pas les « militaires alcoolo »... Comme j'étais loin d'être le plus costaud de la troupe, il décida de me mettre à l'épreuve en me ceinturant par derrière. Spontanément, je poussai les hanches en arrière, agrippai l'avant-bras de mon adversaire et  pivotai pour poser le genou droit au sol. Le vaillant militaire s'envola, cul par-dessus tête, et s'affala lourdement devant les autres troufions sidérés : ce n'était pas ça qui était demandé... et ça allait compromettre définitivement mon accès au corps des élèves officiers de réserve.


    extrait de « ATEMI et JUJITSU »  

    Ces compétences me valurent d'être envoyé en mission de balayage dans un hangar avec un autre indiscipliné. Mon compagnon de misère était un judoka assez arrogant et très chahuteur. Il ne cessait de m'agacer avec des croche-pieds (des balayages, pour les initiés...) et je finis par l'envoyer dans un tas de chaussures déclassées en lui portant une vigoureuse clé de bras.
     

    extrait de « ATEMI et JU JITSU »  

    La méthode Dynam Ju Jitsu m'avait bel et bien procuré une certaine efficacité. Je prenais peu à peu conscience d'une sorte de force intérieure, d'un esprit de décision qui me permettait d'utiliser au mieux ma médiocre force physique.

     Quand j'ai rencontré l'Aiki...D'accord, un Poilu de 14/18 n'est pas un Zouave de 1962 mais le document est intéressant, non ?

    C'est le 2 septembre 1964 que j'ai accompli le geste le plus important de mon existence. Chaque fois que je revenais de la piscine, je passais devant la porte d'entrée de l'École de Judo Jean Lemaître, l'EJJL, je lisais les horaires et je posais la main sur la clenche sans me décider à la tourner. Ce jour-là, j'ai enfin ouvert la porte, j'ai grimpé lentement quelques marches, je suis entré dans un petit bureau où le professeur se préparait pour le prochain cours. Quelques minutes après, j'étais inscrit et j'avais revêtu un kimono tout neuf. C'est ainsi que j'eus droit à un premier cours particulier, totalement imprévu.
    Après un premier cycle de cours le mardi et le jeudi soir, récompensé d'une jolie ceinture jaune dès la fin octobre, je m'entraînai en plus le samedi après-midi et le dimanche matin. J'accédai au grade de ceinture orange à la fin décembre. Ce n'était pourtant pas vraiment ça que je cherchais.
    Novembre 1964, ouverture d'une section de Karaté, animée par un des tout premiers 1erkyu de Normandie. Je m'initiai aux divers Tsuki, Machin Geri et autres Chose Barai, mais ce n'était pas encore ça.

    Quelques années auparavant, j'avais vu un reportage télévisé sur un nouvel Art Martial dont je n'avais pas retenu le nom. Sur la terrasse d'un immeuble de Tokyo, un petit vieux barbichu, vêtu d'amples vêtements noirs, se déplaçait à genoux et s'amusait à balancer dans toutes les directions de jeunes gens très souples, qui rebondissaient comme des chats et revenaient sans cesse à l'assaut. C'était amusant, impressionnant et... très joli à voir. C'était ça que je cherchais.

    Ce n'est pas du Suwari Waza mais c'est quand même O Sensei Ueshiba

    C'est ça que je trouvais enfin quand, en janvier 1965, Jean Lemaître ouvrit la première section d'Aïkido Yoseikan de Normandie. Abandonnant aussitôt le Karaté, je fus le premier inscrit. Je me rappelle les premiers cours, comme si c'était hier.
    Première séance : tous les dégagements sur les saisies de face. Il n'était alors pas question de Te Hodoki ni de Jyunte Dori ou Gyakute Dori mais de 1ère ou 2ème saisie, comme au bon vieux temps de la méthode de Judo Kawaishi.
    Deuxième séance : tous les dégagements sur les saisies arrière. Dans la foulée, on étudie Kote Gaeshi et Shiho Nage sur toutes les saisies avant et arrière, bien sûr. Et puis, tous les pivots : pivot avant, pivot arrière. On ne parle pas de Tai Sabaki, les appellations japonaises sont inconnues.
    Je ne peux omettre la description des éducatifs favoris de notre professeur. Pour le premier, il fallait se placer face à un partenaire armé d'un manche à balai qu'il levait et abaissait, et relevait et abaissait. Et nous esquivions un coup à droite, un coup à gauche, un coup à droite, un coup à gauche...
    Dans un autre exercice, un élève était face aux autres, alignés dans la diagonale du tatami et qui fonçaient, poing en avant. Il esquivait en remontant le courant et en assénant de violents coups du plat de la main sur le coude de ses adversaires. La douceur n'étant pas de mise et le concept de non-violence totalement ésotérique, les règlements de compte étaient immédiats.
    J'étais atteint de boulimie. Il me fallait engranger très vite un maximum de connaissances, comme si le temps m'était compté, comme si je voulais combler le retard dû à une entrée tardive dans l'univers des Arts Martiaux. Alors, j'essayais de découvrir par moi-même ce qui ne m'avait pas encore été enseigné ou qui était vaguement décrit dans les rares ouvrages que je parvenais à me procurer.
    J'avais ainsi imaginé Kote Gaeshi contre un coup de poing au visage. J'esquivais par l'intérieur, je repoussais le bras de l'adversaire devant moi et je l'entraînais avant de tordre son poignet. Ce n'était certes pas la méthode la plus simple mais après tout, pourquoi pas ?
    J'entrepris, en toute modestie, de rédiger un manuel de vulgarisation de l'Aïki car la prose disponible à l'époque était très rare et n'avait, de toutes façons, rien à voir avec ce qui se faisait dans notre école. Mon projet restera à l'état de brouillon et il me reste peut-être, au fond d'un carton, quelques pages couvertes de schémas de déplacements et de croquis... Je suis très conservateur.
    Je fus gratifié du 5e kyu aux premiers jours de l'été, l'hiver naissant me vit accéder au 4e kyu, et je reçus le très honorable 3e kyu à la naissance du printemps 1966.
    Je m'inscrivis au stage de Royan du 15 juillet au 15 août et j'y pratiquai le Judo et l'Aïki, quatre heures de chaque discipline par jour!
    Le directeur technique de l'Aïki était Charles Sebban, 4e dan, assisté de Michel Berreur, 3e dan, qui allait connaître un moment de célébrité en duo avec Daniel Breton dans un spectacle, « Les Samurai ».
    J'eus un aperçu plus vaste de l'Aïkido Yoseikan. Statique et en force avec Charles Sebban, proche de la danse avec Michel Berreur qui préparait son numéro.
    Je découvris que j'avais encore beaucoup à apprendre, notamment la liste des noms des saisies en japonais. J'eus ma première joie le 30 juillet en recevant le 2ème kyu des mains de Charles Sebban. J'eus ma première émotion en servant de partenaire à Hiroo Mochizuki qui faisait une visite surprise. J'étais très inquiet, m'apprêtant à numéroter mes abatis. J'étais ravi, à la fin de la séance, d'avoir été le Uke d'un Maître très prévenant... Et j'eus ma première désillusion quand, à la fin de la deuxième période, le 1er kyu me fut refusé.
    J'avais servi de partenaire à un candidat au 1er dan. Nous nous entendions bien car nous avions tous deux un style assez souple et fluide, notre prestation avait été très applaudie, mon partenaire avait été reçu avec les félicitations du jury et je m'attribuais logiquement une part de sa réussite. Je tombai de haut quand je fus renvoyé à mes études et à plus de modestie.
    Cela ne m'empêchait pas de me livrer à de rudes randoris en Judo. L'Aïki avait la réputation d'être pratiqué par des vieillards grabataires et je tenais à répondre aux provocations pas toujours amicales! J'eus le plaisir de tirer avec un petit gorille nippon, Hirofumi Matsuda, qui venait de conquérir le titre de champion du monde à Sao Polo. Ce fut un rêve!
    Il ne portait en fait qu'une seule technique, Uchi Mata à gauche. Et en plus, il prévenait son adversaire au moment de la porter. Personne n'était capable de le contrer. Et moi, modeste débutant, j'eus droit à un récital technique et... je parvins à l'enrouler au sol grâce à Soto Maki Komi, ma technique préférée, qu'il consentit à subir. Il m'avait fait comprendre le sens du randori.  

    Quand j'ai rencontré l'Aiki...

    La vie reprit son cours en Haute-Normandie. Nous avons revêtu fièrement le hakama blanc pour la première fois. En ce temps-là, la tenue était keikogi et ceinture blanche jusqu'au 4ème kyu, puis ceinture marron et hakama blanc jusqu'au 1er kyu.  

    Quand j'ai rencontré l'Aiki...
    C'est nous, dans la presse régionale !

    Toujours modeste, avec un condisciple, j'avais mis au point un programme de démonstration et commencé à tourner un film au format double-huit. Nous envisagions une diffusion à grande échelle. Après la première projection, nous n'étions plus vraiment persuadés de la nécessité de dévoiler nos secrets...
    La figure vedette de cette démonstration était une passe au bâton long. Mon partenaire me désarmait, alors je saisissais son bâton entre ses mains, l'obligeais à pivoter en tournant sur moi-même et le faisais passer par-dessus mon dos.
     
    Désolé, en ce temps-là, les photographes n'étaient pas meilleurs
    que les acrobates qu'ils photographiaient !  
     
    Ce fut notre mouvement fétiche. Il remporta à chaque fois un énorme succès et nous valut même des inscriptions, car il semblerait que beaucoup de gens rêvent de faire passer quelqu'un par-dessus leur dos. Ils s'inscrivent à un Art martial dans l'espoir d'être rapidement performants et abandonnent quand ils ont compris que, avant d'espérer devenir un virtuose, il faut sacrifier des heures et des heures de loisirs à monter et descendre des gammes...
    Durant l'été 1967, un événement politique allait modifier ma vision de l'Aïki. En effet, c'est André Nocquet qui avait obtenu la direction technique du stage de Royan. Je l'ignorais au moment de mon inscription, j'étais persuadé qu'elle devait revenir à Hiroo Mochizuki.
    La première période fut dirigée par deux jeunes techniciens, les frères Warcollier, 3e et 2e dan. Après l'Aïki très statique de Sebban, j'appréciai beaucoup leur style souple et dynamique même si l'efficacité ne paraissait pas être leur première préoccupation. À l'issue de ce stage, je fus admis au grade de 1er kyu de l'école Ueshiba. André Nocquet dirigea la deuxième quinzaine et le climat fut... très différent.
    À cause de difficultés financières, je ne renouvelai pas ma licence pour la saison 1967/1968. Pendant cette trop longue absence, je continuai à travailler mentalement, souvenir de la méthode Dynam Ju Jitsu et peu à peu se fit une synthèse de mon Aïki et de celui des deux frères.
    Quand je revins à l'EJJL à la rentrée de septembre 1968, je découvris la nouvelle orientation de l'École Yoseikan : le style Sebban, basé uniquement sur le travail en Chika Ma était jeté aux orties, et on parlait maintenant de Ma Ai et d'avant-saisies. Si je ne possédais pas les bases théoriques, mon travail de synthèse me permit de m'adapter rapidement.
    Les provinciaux furent invités aux stages nationaux, au Dojo Fédéral, rue du Faubourg Saint-Denis, sous la direction d'Hiroo Mochizuki.
     

    Quand j'ai rencontré l'Aiki...
    extrait de Judo Magazine
     

    Je m'entraînai de nouveau comme un fou et les randoris devenaient particulièrement « toniques »! Mes condisciples frémissaient à l'idée de subir mes Shiho Nage.
    Un soir où nous devions travailler les esquives, un grand escogriffe avisa un tanto qui traînait sur le bureau du professeur, s'en saisit et me bondit dessus..
    Je réagis instantanément, bras tendus, une main vers son coude, l'autre vers son poignet. Le pauvre garçon décolla du tatami et s'aplatit dans l'entrée, pendant que le couteau allait se planter sur le plancher, au ras du mur, tout près d'une élève qui faisait une pause. Après ça, nous avons adopté les armes en bois.
    C'est au cours de cette saison 68/69 que j'affrontai pour la première fois le public. Ce fut à Malaunay, où je devais créer mon premier club à la rentrée suivante. Notre démonstration fut récompensée d'un long reportage à la télévision régionale. Ensuite, nous nous produisîmes à Isneauville où Jean Lemaître espérait ouvrir un nouveau club de Judo. Il se rompit le tendon d'Achille et fut condamné à l'immobilisation pendant de nombreuses semaines.
    Je pris donc en mains les destinées de notre section d'Aïki, me préparant à mes futures activités de professeur d'Arts Martiaux.
    Le 23 mars 1969, je me présentai à l'examen du Shodan au Dojo fédéral. Et ceci est une autre histoire...
     

    Quand j'ai rencontré l'Aiki...