• Quelques notes (19)

     

     

    SAISON 1976 / 1977 : OÙ LES CHOSES S’ÉCLAIRCISSENT


    quelques notes (19)

    La politique coercitive de la FFJDA, les rodomontades des gros bras de l'ACFA, les menaces lancées dans toutes les régions contre ceux qui ne marcheraient pas droit nous avaient écœurés et je décidai de ne plus me licencier à la FFJDA, suivi par l'ensemble des Normands. Seul Alain Gallais, correspondant de l'UNA, garda la double appartenance pour d'évidentes raisons d'information.
    Au mois de septembre, il me demanda de l'accompagner en RFA pour les échanges Caudebec-Nettetal. Il y avait projeté une démonstration d’Aïki et comptait sur moi pour impressionner nos cousins germains. Mais qui dit démonstration dit chuteur. Il me proposa deux de ses élèves qui s'entraînaient depuis un an. « Christian et Raymond sont, m'affirma-t-il, passionnés par l’Aïki et n'ont qu'un défaut, ils bloquent volontiers et sont raides comme des bouts de bois ! ».
    Nous convînmes donc que je passerais trois jours à Caudebec pour préparer notre numéro. Je ne connaissais pas ces deux gaillards et eux ne me connaissaient que de réputation. Avant mon arrivée, Alain leur glissa dans l'oreille que j'étais un violent et qu'ils pouvaient numéroter leurs abattis...
    À la première séance d'entraînement, ils n'étaient pas très rassurés et, constatant qu'ils étaient vraiment raides, je ne les ménageai pas. Il fallait tout leur apprendre en trois jours : la distance, les attaques et les chutes !
    Pendant deux ou trois heures, je les jetai sans complaisance et, peut-être, avec une pointe de sadisme. Des costauds contestataires ? On allait voir qui avait le plus mauvais caractère.
    Fourbus et moulus, ils me demandèrent tout de go : « Tu travailles toujours comme ça ? », car ils tutoyaient volontiers, et ça aussi, ça me défrisait les moustaches.
    « Non, ici je me contrôle, mais en démonstration, j'ai toujours le trac. J'ai parfois tendance à appuyer les techniques... » Ils repartirent angoissés, mais revinrent le lendemain et le surlendemain, matin et après-midi. Et ils parvinrent à chuter presque aisément.
    Je pensais me munir essentiellement de mon Keikogi et de mon Hakama, mais ma femme me suggéra qu'il était sage de prendre quelque tenue convenable. J'emballai donc mon unique costume, en velours côtelé, et elle plia soigneusement une robe « habillée ».
    Nous prîmes la route du Nord. Nettetal est à la frontière germano-hollandaise. Quelques heures d'une route tranquille, et nous arrivâmes au point de rendez-vous. Je ne connaissais évidemment pas un chat, et c'est une situation que j'abhorre ! Je restais donc dans mon coin, ruminant que si j'aurais su, j'aurais pas v'nu... Un grand jeune homme, blond aux yeux bleus, accompagné d'une petite femme aussi brune qu'il était blond, se dirigea vers moi.
    « Je suppose que vous êtes André Tellier ? », me dit-il dans un Français impeccable, avec juste ce qu'il faut d'accent allemand pour faire penser à une coquetterie. Il avait jaugé la foule et jugé que ce ne pouvait être que moi qu'il cherchait.
    C'est ainsi que je fis connaissance du brillant Günther. Diplômé de Harvard, parlant couramment Anglais, Français, Espagnol, se débrouillant fort bien en Suédois, Portugais et Japonais ! Directeur commercial d'une multinationale spécialisée dans le velours de haute couture (ça existe !), il passait six mois par an à sillonner la planète avec sa collection et ses mannequins.
    Il était œnophile distingué et le buveur de Badoit que je suis fut mis en difficulté quand il me demanda conseil sur les vins à servir avec la délicate cuisine française que Christa, sa femme, avait préparée. Elle revenait d'un séjour de trois mois aux Indes, où elle avait suivi un stage d'épices... Günther lui avait fait construire, derrière leur maison, un atelier de poterie avec salle d'exposition, pour les jours où elle s'ennuierait.
    Cette année-là, il avait fait chaud, très chaud en Europe. La sécheresse de 1976 est restée dans les mémoires. Aussi avait-il fait installer une piscine dans sa pelouse, un modeste bassin de quinze mètres, avec moteur à vagues !
    Le soir, réception à l'Hôtel de Ville, avec soirée dansante. Christa va demander à Ginette quelle robe elle mettrait de façon à assortir leurs toilettes. Et Günther me demanda quel costume je porterais... Je bredouillai que, limité par la place, je n'avais pris que mon « velours » qui, comme chacun sait, ne souffre pas dans une valise. Il jugea mon choix très sage et ne mit pas son smoking.
    Et ce fut la démonstration tant préparée. Les Allemands ne connaissent pas l’Aïki. Ils aiment les sports de contact, sont brillants en Judo, réussissent moins en Karaté qui impose trop de retenue, et pratiquent une forme antique de Ju Jutsu. Mais c'est un public de connaisseurs et ils réagissent très bien si on ne les trompe pas.
    Je commençai donc mon numéro, commentant en Français, Günther traduisant sans problème dans la foulée. Le public était bon. Mes partenaires chutaient à point. Mouvements au ralenti ou accélérés, propos sérieux et plaisanteries, tout passait et je me fis grand plaisir pendant plus d'une heure.
    Les judokas allemands, qui étaient venus découvrir l’Aïki, vinrent m'exprimer leur satisfaction et Günther me dit : « Monsieur Tellier, vous êtes vraiment très fort ! ». Et je fus très flatté, car il était, lui, un superbe athlète.
    Un projet de stage fut évoqué mais jamais concrétisé. Les années allaient être très chargées et je ne maîtrise pas les événements. En effet, je commençai les cours à Bois-Guillaume avec soixante inscrits à la fin de la première semaine. Je m'imposai des horaires démentiels. Le mardi et le jeudi, Kendo de dix-huit à dix-neuf heures et Aïki de dix-neuf à vingt et une heures. Le samedi, de douze heures trente à quatorze heures trente, Aïki de « haut niveau », à partir du 3ème kyu, et Kendo de quatorze heures trente à seize heures trente. J'avais pu introduire ce dernier cours puisque j'avais transmis le club de Bernay à Rémy Grimal.
    Bien que j'aie rompu les ponts avec la FFJDA, je continuai à faire partie de la Commission Technique de Ligue et entamai mon cycle mensuel de formation.
    J'avais entrepris, dès la saison précédente, un cycle de stages, un dimanche par mois, à Bernay, Caudebec-en-Caux ou Vernon. Bien sûr, j'avais le désir de promouvoir le CERA et mes stages étaient gratuits. Je demandais seulement au club hôte de m'offrir le repas de midi, c'était la moindre des choses.
    Ces stages étaient décevants, car je n'avais pas de stagiaires réguliers, donc pas de suivi. Je me confiai à Alain Floquet qui m'expliqua que le bénévolat était une chose dépassée et que je me faisais tout simplement vampiriser.
    Je repris donc mon cycle de stages en cette saison 76/77, mais je demandai dix francs par stagiaire. Alors que je croyais voir le nombre diminuer, j'eus la surprise d'avoir vingt à vingt-cinq élèves réguliers, dont un groupe mené par Jacques Hébert qui officiait à la MJC de Saint-Étienne-du-Rouvray. Parmi les tout jeunes élèves, quelques espoirs feraient quelques années plus tard partie des cadres : Sylvain Lacaille, Alain Picard, Annie Bocquet et sa sœur, Marc Roussy et sa sœur, et j'en passe.
    Un des moments importants des stages était le repas de midi. C'est là que nous avons vraiment construit l'équipe normande. Si tant de gens ont plaisir à se retrouver chaque semaine, c'est qu'ils ont tissé leur amitié autour d'une table, mois après mois. Et puis, il faut dire qu'ils avaient un super prof !
    Alain Floquet avait tenté de rallier les anciens cadres du groupe Yoseikan, mais la plupart avait cédé aux appels des sirènes de l'UNA, avait accepté des postes de responsables techniques la première année, s'était fait virer l'année suivante et avait alors abandonné ou rallié le Yoseikan Budo. Même mon vieux copain Monmon, que j'avais persuadé de rallier la FFAD, s'il avait aussi abandonné l’Aïkido de l'UNA, et même viré un de ses anciens élèves qui faisait du « Tamura », était empêtré dans le Yoseikan Budo et se demandait comment en sortir.
    Une tentative de conciliation FFJDA/FFAD/Institut Noro eut lieu le 16 novembre. Mais on s'y livra à un dialogue de sourds et rien n'en sortit. Les dirigeants FFAD étaient encore tièdes, et ma région était une des rares, sinon la seule, à avoir massivement rompu avec la FFJDA.
    Du 26 au 28 novembre, avec VDB, je dirigeai le stage annuel d'Houlgate qui recevait vingt stagiaires appartenant aux douze clubs de la Ligue. Styles différents, personnalités différentes, chacun des deux professeurs montra ce qu'il avait de mieux et l'ambiance fut aussi cordiale que possible.
    Le dimanche après-midi, nous avions prévu un débat sur le thème « L’Aïkido dans notre Ligue », qui devait être présidé par monsieur Bataille, le président FFJDA de la Normandie. Il ne put venir, mais me fit transmettre un message d'après lequel il disait qu'il approuvait pleinement mon attitude vis-à-vis de l’UNA et m'aurait certainement retiré son estime si j'avais agi autrement.
    De par ma profession de modeste instituteur de campagne, je lis régulièrement la revue L’Éducation. Et figurez-vous qu'un article du numéro du 3 juin 1976, intitulé « La Loi du Plus Fort », avait été consacré aux Arts Martiaux, et que monsieur Audran, président de la FFJDA, et monsieur Tabone, prof de gym et de Judo, y tenaient des propos particulièrement méprisants envers notre Art favori.
    Je réagis et envoyai une lettre indignée à la revue. Mi-octobre, je reçus un numéro portant un tampon : « justificatif, voir page 24 ». Et à la page 24, figurait, ma lettre in extenso !

    « Je m'adresse à vous à la fois en tant qu'instituteur, lisant régulièrement L’ÉDUCATION et, ma foi, fort satisfait de son objectivité, et en tant que « ceinture noire » 3ème dan d’Aïkido, vice-président du Cercle d’Études et Recherches sur l’Aïkido, membre de la commission technique nationale du CERA et professeur d’Aïkido exerçant dans un petit club de province.
    Pourquoi un tel étalage de titres ? Parce que j'ai bondi en lisant votre revue n° 284-285 datée du 3 juin 1976. Un article était, je crois, consacré aux sports de combat, et je n'en ai retenu que deux extraits, lamentables par leur méconnaissance de l’Aïkido.
    D'abord, je cite une affirmation de M. René Audran, président de la FFJ. « L’Aïkido n'est pas véritablement un sport. Il s'adresse à des gens qui ne veulent pas faire de chutes violentes ou suivre un entraînement intensif. »
    Ces propos sont absolument inadmissibles dans la bouche d'un président responsable ; c'est d'une inconscience qui ferait rire, si M. Audran n'était pas chargé, entre autres responsabilités, de promouvoir l’Aïkido, puisqu'il est en fait notre président fédéral. Hélas, M. Audran n'a certainement jamais pratiqué l’Aïkido ; sinon il aurait lu, à l'entrée de nombreuses salles, ce petit mot : « Celui qui n'aime pas suer n'a pas sa place dans le dojo d’Aïkido ». Quant aux chutes, pourquoi les combattants de Judo ont-ils, pour la plupart, un serrement à l'estomac quand ils doivent suivre les cours d'option secondaire de l’Aïkido ? M. Audran a-t-il seulement assisté à de vraies démonstrations ? Le gala des ceintures noires, lors de la venue du maître Ueshiba à Paris, nous a-t-il démontré des chutes feutrées effectuées par des minets myopes et sans muscles ? Le journal Paris-Normandie, commentant une de nos prestations, il y a quelques années, titrait : « L’Aïkido, un chef-d'œuvre de violence », sans intention péjorative, mais pour exprimer l'extraordinaire impression d'engagement total, à couper le souffle des spectateurs, quand nous pratiquons notre Art. Bien sûr, ce n'est pas véritablement un sport, puisque nous ne courons pas après les médailles, mais nous nous entraînons corps et âme. Les muscles ne suffisent pas, mais ils sont nécessaires ! Je regrette, les mous, les handicapés ne pourront jamais suivre notre entraînement, encore moins notre progression vers les sommets. M. Audran devrait s'inscrire dans un dojo d’Aïkido et constater de façon vécue notre entraînement douceâtre et nos chutes pépères.
    Quant à la deuxième citation, elle fait sourire, tant elle est un chef-d'œuvre d'ignorance musclée. M. Jean-Charles Tabone affirme : « C'est pour les femmes et les personnes d'un certain âge. » Je pense que M. Tabone est un superbe spécimen de mâle poilu, aux pectoraux carrés et aux biceps exprimant sa pensée aiguë. Car, je n'ai plus les termes exacts en tête, mais il me semble me rester le souvenir d'une conception sportive et virile de l'existence. Je serais heureux de recevoir M. Tabone dans mon dojo, en compagnie de mes vieillards de quinze à trente-cinq ans (je suis le plus vieux spécimen des dits vieillards). J'aurais même le plaisir de lui confier une de ces femmes qu'il voit pratiquer dans du coton. Ce ne serait pas une abominable virago d'origine coréenne ou est-allemande, mais un charmant prototype de jeune fille blonde, myope, sportive et ayant le souci de son apparence extérieure. Je me ferais même le plaisir de lui masser les
    poignets - et peut-être les jambes ? - à la fin de la soirée. Car, quand même, il faut cesser de répandre de telles âneries. Je pardonne M. Tabone, car il est ignorant et parle sans réfléchir. Il pratique un sport et médit des autres comme tous ceux qui n'agissent qu'avec les muscles, il a oublié que le Judo est une voie spirituelle aussi, pas simplement une lutte...
    Quant à M. Audran, je pense qu'il serait honnête et opportun de sa part de retirer cette stupide affirmation. Car tout de même, messieurs Audran et Tabone, avez-vous vu en action maître Tamura ou mon maître Alain Floquet ? Ont-ils l'air de vieillards souffreteux ou de minettes en mal de gymnastique volontaire ? Avez-vous participé à un cours, non pas même de ceintures noires, mais de jeunes gens ayant un an de pratique ? Soyons sérieux ! Où est l'esprit dans tout cela ? Va-t-on de nouveau assister à ces canulars des années 50 où on se provoquait à qui mieux mieux ? Chaque pratique sportive a ses aspirations spécifiques ; plus d'un champion de Judo ne suivrait pas le train d'un cycliste du dimanche, j'ai vu de jeunes profs de gym, superbement musclés et entraînés, vaciller d'épuisement sous l'armure de Kendo. Mes jeunes et athlétiques ceintures noires ont souffert à l'entraînement de Judo et de Karaté, et un excellent prof de Judo, 4ème dan de mes amis, a peiné à mes cours d’Aïkido. Qu'est-ce que ça signifie ? Que seul le vécu peut être critiqué (au sens noble du terme), que les muscles se développent avec le cœur et l'âme ; sinon, on n'obtient qu'une stupide machine. »

    J'attends toujours une réponse, que ce soit de monsieur Audran ou de monsieur Tabone...
    Pour la première fois, cette année-là, j'ai connu la montagne sous la neige. Un grand amour allait entrer dans ma vie : le ski. J'étais parti avec un groupe d'amis, et une idée nous trottait dans la tête : nous présenter aux élections municipales. La grande vague de l'Union de la Gauche était en marche et allait nous emporter...
    Le 2 mars 1977, une circulaire nous annonça la création de la Confédération Française des Arts Martiaux Traditionnels, présidée par Claude Jalbert et rassemblant quatre écoles :

    • la Fédération Française d’Aïkido (directeur technique André Nocquet)
    • le Fédération Française de Yoseikan Budo (directeur technique Hiroo Mochizuki)
    • l'Institut Noro (directeur technique Masamichi Noro)
    • Le Cercle d'études et de recherches sur l’Aïkido (directeur technique Alain Floquet)

     ce qui signifiait trois cents clubs, six cent cinquante ceintures noires, neuf mille licenciés et les plus grands experts français rassemblés. D'autres écoles attendaient à la porte, dont l’Hakko Ryu Jujutsu de Rieser-Nadal et le Goshindo de Maroteaux.
    Les journaux spécialisés, Karaté-Magazine, l'éphémère Ciné Karaté, publièrent des numéros sur la CFAMT.
    Et en ce mois de mars eurent lieu les élections municipales. La vague prévue se transforma en raz de marée et je me retrouvai avec quelques farfelus à la tête de la municipalité de Saint-Léger-du-Bourg-Denis. Beaucoup de communes de ma région, traditionnellement dirigées par de notables barbons, avaient vu leur municipalité prise en mains par de jeunes enseignants barbus. Cela avait provoqué des drames, car des dynasties de municipaux s'étaient créées depuis des décennies et les derniers descendants n'en supportaient pas l'effondrement.
    C'est ainsi que je participai à l'évincement de l'ex-maire adjoint de mon village, le virtuel prochain maire. Il avait pour fils un de mes disciples préférés. La famille au grand complet, déchirée par l'échec du père, me voua une haine éternelle. Ils n'avaient pas accepté le jugement du suffrage universel et je perdis Jack. Cela me fit une peine énorme. J'aurais bien échangé ma place de maire adjoint contre le retour de Jack. Mais c'était trop tard, il fit du basket et ne devint jamais le haut-gradé que j'espérais.
    Le 7 mai, je me rendis avec Bruno Lemercier à l'assemblée générale de la FFAD dont Michel Hamont était devenu président et où devait être étudié notre rôle au sein de la CFAMT. Bruno repartit responsable pour un an de la région 10. Et pendant pas mal de mois, on nous demanda de la mettre effectivement en place, cette région 10 ! C'était oublier que nous étions des techniciens, pas des administratifs. Il allait falloir attendre deux ans pour que Claude Jalbert et Michel Hamont aient satisfaction.
    5 juin 1977. Alain Floquet renoua avec la tradition un peu oubliée et vint diriger le stage de week-end annuel en Normandie. J'avais choisi de l'organiser à Saint-Léger-du-Bourg-Denis où j'espérais ouvrir une section. Pour l'occasion, je réussis à faire nettoyer la petite salle des sports qui était réquisitionnée par le football depuis plusieurs années, et dans un état lamentable. Les footeux venaient s'y entraîner à tirer des buts contre les murs avec leurs crampons boueux, plusieurs centimètres de terre argileuse recouvraient le sol, ils avaient brisé un nombre considérable de vitres et défoncé la grille de chauffage ! Les cantonniers vinrent donc déblayer la salle, laver le sol.
    Jacques Hébert se débrouilla pour trouver un camion et amena la veille au soir le tatami de Saint-Étienne-du-Rouvray. Il n'y avait pas encore de sanitaires, donc pas de douches à prévoir. Toutefois, c'était la fête de l'Amicale Laïque, et des repas à prix très réduits pouvaient nous être servis.

    quelques notes (19)

    De dix heures à midi, Ken Jutsu et travail en distance Chika Ma et distance Ma. À midi, réception à la mairie par le maire et son premier adjoint. Repas rapide. De quatorze à seize heures, techniques en Kokyu Nage.
    Il pleuvait ! Des cordes ! L'humidité était pénétrante. Et à seize heures, examen : je présentai Jean-Marc Fiess, Jacques Hébert et Éric Lemercier au 2ème dan. Bruno, mon favori, était malheureusement parti la veille pour l'Asie du sud-est. Ce fut un enfer. Le 1er dan fut repassé. Puis ce fut le tour des techniques de 2ème dan. Suwari Waza. Randori. Quand les candidats furent rompus, ce fut l'entretien sur les notions de Dojo, de Shisei, de Ki et de Kime. Trois 2ème dan étaient finalement attribués au CERA Haute-Normandie.
    Alain Floquet me demanda ce que je pensais d'un passage de 4ème dan. Je lui demandai combien il y aurait de candidats. « Un seul, toi... ». Alors, je me récusai, prétextant que je n'étais pas prêt... ce qui était vrai, et puis je pensais à Hervé Villers qui dépensait toute son énergie auprès des ministères et à administrer le CERA, au petit Monmon Royo, tout seul dans le Sud-Ouest, se démenant avec ses soucis et ses scrupules.
    Et puis, j'eus comme un regret, j'eus la sensation d'avoir froissé le Maître. Mais je ne sais pas revenir tout de suite, je suis comme paralysé à l'intérieur. Et Alain ne sait pas insister. Ce jour-là, notre fichu caractère avait recréé une brume dans nos relations. Il paraît qu'il n'est pas possible qu'un couple uni passe une vie sans orage. Nous ne formons certes pas un couple. Et nous sommes tellement différents que notre amitié est une anomalie. Et pourtant elle existe, et sincère, mais il y a parfois quelques ombres. Dont ce jour-là.
    Le directeur de la MJC de Saint-Étienne-du-Rouvray, où Jacques Hébert exerçait ses talents de professeur d’Aïki, eut l'idée originale d'organiser un spectacle un peu particulier. Vingt-quatre heures continues de démonstrations d'Arts Martiaux, où seraient présentés Judo, Karaté et, bien sûr, Aïki et Kendo.
    Le projet évolua et il se contenta d'un projet de spectacle continu de quatorze à vingt-deux heures, ce qui n'est déjà pas si mal. Il me contacta pour l'affaire. J'acceptai et réunis une équipe agrandie, mes compagnons habituels auxquels je joignis les meilleurs éléments de Jacques. Je pense que c'est à cette occasion qu'Alain Picard et Sylvain Lacaille s'exhibèrent pour la première fois en public et connurent leur premier trac.
    Il est une véritable calamité dans ces réunions d'Arts Martiaux, ce sont les combats de Judo présentés par des enfants. C'est long, c'est moche. Et il y a les parents, incorrects, souvent odieux.
    Je devais présenter notre spectacle à partir de dix-sept heures et toute l'équipe était donc sur place à seize heures. Horreur ! La salle était une véritable tabagie. Des gamins couraient partout, piaillaient, galopaient sur le tatami ! La démonstration de Karaté qui nous précédait se déroula dans un total charivari !
    Vint notre tour. Je pris le micro et commençai par engueuler les gamins : « Il est interdit de passer sur le tatami, asseyez-vous sur le bord ou gare à vos fesses ! ». Puis j'invectivai les adultes : « Je ne sais pas si vous réalisez que vous assistez à une manifestation sportive. Vous fumez comme des cochons sans vous préoccuper de savoir si ça gêne les participants. Et bien, ça me gêne. Je n'ai pas l'intention de faire quoi que ce soit dans cette pièce confinée. Alors, vous allez me jeter vos cigarettes et ouvrir toutes les aérations. Et je vous préviens que je tiens à avoir le silence pendant mes explications ! ».
    Et le terrible public de Saint-Étienne-du-Rouvray, les costauds, les loubards, les mecs, jetèrent leurs mégots, ouvrirent portes et fenêtres. Et quand je jugeai que l'atmosphère était devenue respirable et que je pouvais commencer, ils s'assirent sagement et firent taire leur progéniture pendant l'heure que je consacrai à leur présenter mon Art...
    Premier week-end de Juillet : à Saint-Léger-du-Bourg-Denis, c'est la « sacro » Sainte-Margot la faîte populaîre, haut sommet de saoulographie banlieusarde ! Jeune élu, pétri d'illusions, je pensai ajouter une note culturelle en proposant une démonstration d'Arts Martiaux le dimanche après-midi.
    En guise de préambule, avec mon copain le premier adjoint René Cazaillon, nous avions proposé de tenir la buvette le samedi... Vous avez dit saoulographie ? Quelques Néandertaliens darnétalais s'enfilèrent entre cinquante et soixante-dix bières dans l'après-midi ! Le plus simiesque du lot partait dans les auto-tamponneuses avec six canettes en main.
    Le soir, après l'indispensable bal populaire, bagarre généralisée, règlements de comptes, paraît-il, entre les CRS en civil et les loubards de Darnétal... Il fallut plusieurs fourgons de police et les bergers allemands pour ramener le calme.
    Dimanche après-midi, beau temps. Le tatami est installé sur l'herbe, derrière le champ de foire. Sont avec moi les frères Lemercier, Jean-Marc Fiess et Éric Grimal, que j'entraîne en chuteur.
    Le public, méfiant, s'est installé loin du tatami. Quelques courageux, cachés derrière des arbres, me crient quelques insanités. Éric Grimal est figé de terreur ! J'interpelle la foule :

    « Approchez-vous, venez vous asseoir près du tapis, vous verrez aussi bien et vous pourrez entendre mon commentaire. C'est ça... Attention, pas trop près, quand même, je ne voudrais pas que vous receviez un coup de bâton... Monsieur, oui, vous, près de l'arbre, approchez-vous, ne soyez pas timide... ».

     La foule, assise sous mes yeux, est calme. Pas un lazzi, pas une réflexion malsonnante. Mais le petit Éric Grimal, toujours terrorisé, pèse des tonnes ! Soudain, un gorille complètement ivre surgit.

    • «    Je veux essayer, je veux essayer...
    • Monsieur, si vous voulez monter sur le tapis, il faut vous déchausser.
    • Je veux essayer, je veux essayer...
    • J'entends bien, mais déchaussez-vous d'abord.
    • .. Quoi, faut que j' me déchausse, ben merde alors ! »

    Il s'en va vers le bar, se consoler avec quelques canettes supplémentaires. Éric Lemercier repose le Bokken qu'il avait saisi subrepticement, Éric Grimal respire. J'ai quand même senti une sueur froide le long de la colonne vertébrale.
    Monmon organisa le premier Stage International de Tarbes, avec la perfection dont il est capable. L'organisation de Monmon, l'hospitalité de Monmon, la gentillesse de Monmon, l'inquiétude de Monmon !
    Je fis connaissance d'un nouveau personnage à l'occasion de ce stage, un jeune homme chauve, 3ème dan depuis pas mal d'années, élève du maître depuis l'âge de quinze ans, mais qui avait connu une longue éclipse et n'avait pas vécu les « événements ». Alain Roinel entrait dans mon existence d'une façon très directe.
    Nous avions tout de suite sympathisé et je l'avais invité à notre caravane quand il sortit une photo de son portefeuille. C'était la photo de sa maison, qu'il venait d'acheter. « Elle est grande, vous verrez, il y a de la place pour tout le monde. Quand il y aura un stage à Paris, vous n'aurez qu'à coucher à la maison. » Et cela se fit.
    Il chaperonnait un tout jeune garçon à grosses lunettes, le type même de l'enfant sage. On le sentait souple, déjà très habile technicien. Ce devait être le plus jeune 2ème dan du CERA, ou peut-être n'était-il encore que 1er dan, mais il était évident qu'on reparlerait de lui. C'était Daniel Dubreuil.
    Pas de meilleur témoignage de cette semaine que le journal de bord que j'écrivis à la fin du stage. Je vous le livre tel quel en y joignant une anecdote.
    Le dernier matin de ce stage, j'étais quelque peu fatigué et j'avais mis mes lunettes, au lieu des lentilles cornéennes, pour travailler le Ken no Kata. En ce temps-là, le contact était de règle, le jeu consistait à essayer systématiquement de toucher l'autre. J'excellais à ce genre de plaisanteries, le Kendo aidant, mais ce matin-là, j'avais peut-être mal aux cheveux. En face de moi était le petit Iwata, une boule de muscles !
    Pour lui, essayer de toucher était un euphémisme. Il avait déjà fendu le front du maître quelques semaines auparavant.
    Les assauts commencent. Ça m'ennuie. Un relâchement de la concentration. Un éclair rouge. Un bruit de verre brisé. Une sensation chaude et poisseuse sur la pommette... Iwata vient de m'asséner un grand coup sur l'arcade sourcilière et le verre de lunettes a volé en éclats. Je saigne abondamment et je ne vois plus clair.

    « Pardon ! Pardon ! », implore Iwata, plié en deux, les mains jointes.
    « Ça va, ça va ! »... Je vais me rincer aux lavabos.
    « Pardon ! Pardon ! », implore Iwata qui me suit partout en gémissant.

    Alain Floquet alla trouver Ginette et lui dit : « Occupe-toi d’Iwata, sinon il ne va pas le lâcher d'une semelle, il m'a déjà fait le coup ! ».
    J'allai voir un oculiste. Plus de lentilles cornéennes pendant quelques mois, un bout de verre m'avait joliment rayé la cornée.
    Ce jour-là, le pauvre Iwata enferma les clefs de sa voiture dans le coffre. Le mécanicien du coin lui prit deux cent cinquante francs pour le dépanner !
    Le soir même, il prit la route de Paris au volant de sa petite Honda, accompagné d'Alain Roinel. Il conduisait à la japonaise. Alain eut la frayeur de sa vie. Il prétexta un arrêt-pipi, referma sa braguette plus vite qu’Iwata la sienne et prit la place du chauffeur. Il ne lâcha le volant que lorsqu'il fut arrivé chez lui !

     quelques notes (19)

     

    À suivre...

    80 balais... âge canonique

    Histoire d'un Hakama qui fut blanc 

    7e dan FIAB 2011
    2e dan FKSR 1986

    A.照り絵 / 七段 教士 

    80 balais... âge canonique

     

     

     

    Oublie tes peines et pense à aimer
    あなたの悩みを忘れて、愛について考える
    Anata no nayami o wasurete, ai ni tsuite kangaeru

    80 balais... âge canonique

    mort-de-rire

     

     

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