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    Dans le monde où je suis né, on ne se tutoyait pas spontanément. On ne montrait pas ses sentiments. Un garçon ne pleurait pas et appelait toujours un autre garçon par son nom, jamais par son prénom, « comme les filles ». C’était une sorte d’aristocratie, aujourd’hui disparue, celle des ouvriers des vallées industrialisées au XVIIIème siècle. Les grandes forêts qui bordent ces vallées ont fourni l’énergie des fours des verreries et la rivière a fait tourner les machines des scieries et des mouleries. Ces populations, aux conditions de vie souvent misérables, avaient totalement perdu toute trace de leurs racines rurales tout en n’ayant aucun point commun avec les populations urbaines. Le monde a bien changé, le niveau de vie s’est élevé, l’agressivité, toujours présente, s’est larvée, les relations se sont polies, les garçons se sont mis à s’appeler par leur prénom, comme les filles, et même à s’embrasser, comme les filles..., et les étrangers se sont tutoyés dès leur première rencontre.
    J’ai rencontré mon ami Georges en 1965. Nous avons sympathisé mais nous nous sommes vouvoyés. Sa culture, là-bas, ne différait de la mienne que par l’abondance du soleil. Mon ami René s’est immiscé dans notre existence en 1973. Il a une culture urbaine. Il tutoie. Il nous a tutoyés, Georges et moi, qui avons continué à nous vouvoyer tout en le tutoyant... Nous avons attendu de nombreuses années avant de pouvoir abattre cette barrière ridicule.
    Sur le tatami, mes premiers élèves m’ont vouvoyé. Certains continuent, d’ailleurs, depuis près de 40 ans. J’avais tendance à en tutoyer certains, par sympathie, comme on tutoie ses élèves, dans une classe, mais ils continuaient à me vouvoyer. Puis, dans les années quatre-vingt, est arrivée une nouvelle génération, des étudiants, à l’aise partout, toujours à tu et à toi, et qui, au premier contact, m’ont appelé par mon prénom et m’ont tutoyé comme si on avait crapahuté ensemble dans les djebels. Ça m’a quelque peu défrisé... et mes réactions n’ont pas toujours été très tendres.
    J’ai fini par me laisser gagner par cette américanisation des relations. Encore que, quoi qu’on imagine peut-être de ce côté-ci de la grande mare aux canards, nos amis Québécois pratiquent le vous respectueux. Une autre caractéristique de ma culture est de n’avoir pas d’ennemis. Si quelqu’un se comporte de façon néfaste dans mon univers, je l’en efface. Il n’existe plus et ne peut plus nuire. À moins qu’il ne persiste dans ses tentatives de nuisance auquel cas mes réactions peuvent être aussi radicales qu’un Kesa Giri proprement appliqué. Il est des mots aussi tranchants qu’une bonne lame de Katana...
    Ma longue carrière dans le monde des Arts Martiaux a été ponctuée de rencontres hostiles, balisée de difficiles périodes de combats contre une administration parfois coercitive. Construire une région, participer activement à la création du Cera pour protéger notre enseignement et s’extraire du joug d’une fédération toute puissante, imposer notre bel Art Martial, tout cela ne s’est pas fait sans heurts, sans riposte à des menaces ou à des tentatives de déstabilisation. Notre histoire, mon histoire, fourmille d’anecdotes drôles à raconter maintenant que le temps a filtré leurs aspérités et que la mémoire les a enjolivées...
    L’autre soir, à Caudebec, au restaurant où nous nous étions retrouvés après le cours, je n’ai pas manqué d’en raconter, d’anciennes avec mon ami Alain quand nous avons conquis notre indépendance bataille après bataille et de plus récentes, quand Xavier est devenu mon élève et qu’il s’est trouvé confronté à une forme d’ostracisme particulièrement odieux et stupide. À chaque fois, des « adversaires » en ont pâti et puisque, pour les besoins de la narration, ils existent toujours dans ma mémoire, je revis en bon conteur les émotions que j’ai éprouvées à ce moment-là et ce n’était pas de la tendresse ! « Vous n’avez donc que des ennemis ? » me demande soudain mon voisin de table avec un petit sourire en coin... Ennemis ? Dans le monde où je suis né...  
     

    Ennemis ?


    Ma culture, mon histoire font que je n’entretiens que des relations harmonieuses, certaines justifient le qualificatif d’amicales et quelques unes ont débouché sur l’amitié. S’il le faut, je pratique le Tai Sabaki parce que je n’éprouve plus le besoin de vaincre et que c’est peine perdue de tenter de convaincre.






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