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    La femme est tout ce que l'homme appelle et tout ce qu'il n'atteint pas. (Simone de Beauvoir) 

    Personne ne parle de toutes celles qui ont été de passage dans nos clubs. On les a oubliées. Elles ont pourtant partagé une étape de notre vie et contribué à la « construction » de notre Art.

    Je veux dédier ce poème
    À toutes les femmes qu'on aime
    Pendant quelques instants secrets
    À celles qu'on connaît à peine
    Qu'un destin différent entraîne
    Et qu'on ne retrouve jamais

    Mon parcours martial est marqué de nombreuses rencontres féminines. Tendresse et amitié, le plus souvent. Le prestige du maître a pu faire germer des tentations mais je n'ai guère le goût des aventures.
    Toutefois, de jolies rencontres ont été essentielles dans le cours de mon évolution. La fluidité de nos relations, dégagées des aspérités inévitables quand elles ont lieu entre hommes, m’a certainement éveillé à la fluidité de la technique. J’ai gardé la délicate saveur de ces belles amitiés que certains prétendent impossibles entre un homme et des femmes. Je vais tâcher d’évoquer celles qui m’ont  aidé à prendre du recul avec la pratique rugueuse de mes origines, à polir rencontre après rencontre un caractère plus proche du silex que de l’opale...  

    À celle qu'on voit apparaître
    Une seconde à sa fenêtre
    Et qui, preste, s'évanouit
    Mais dont la svelte silhouette
    Est si gracieuse et fluette
    Qu'on en demeure épanoui

    1969. Un bouquet de quatre jeunes femmes fleurit la première année de mon premier club. J’étais le plus âgé avec... 28 ans, petit coq très fier de son 1er dan tout neuf.

    Les passantes

    Nous travaillions les Tai Sabaki avec des poignards en caoutchouc. Achemi, un solide Kabyle bâti comme un dieu grec, l’œil féroce, attaqua une jeune pratiquante, Véronique, qui poussa un hurlement strident et courut s'enfermer dans les vestiaires d’où je ne pus la faire sortir qu’avec beaucoup de persuasion.
    J’emmenai mon petit groupe d’élèves à notre premier stage, offert par la FFJDA au CREPS d’Houlgate. Les « Maîtres » s’étant décommandés, j’avais été promu directeur technique du stage. Et en plus, les minettes que je chaperonnais étaient mineures, en ce temps-là la majorité ne s’atteignait qu’à 21 ans. C'est fou le temps que j'ai pu passer à les récupérer dans les chambres des futurs profs de gym ! Quel métier !

     femmes aïki (2)

    Ma frêle épouse a un défaut : elle déteste les grossiers personnages. Et le jour où elle eut en face d'elle un partenaire aviné, elle fut prise d'une colère froide et commença à le faire valser d'un bout à l'autre de la salle (elle pesait un gros quarante-cinq kilos et l'autre en accusait bien soixante-quinze !) et soudain, d'un atémi bien appliqué, elle l'expédia dans le vestiaire. L'autre se releva, partit se dessoûler et elle retrouva le calme et la douceur que nous lui connaissions.

    femmes aïki (3)

    Le 19 décembre 1969, premier passage de grades du club, quatre ceintures jaunes étaient décernées et ma femme était parmi les lauréats. Pour l'occasion, Paris-Normandie nous accorda une photo et un bel article. Ma petite fille, réveillée, figurait sur la photo pompeusement titrée : « LA PLUS JEUNE ADEPTE DE L’AÏKIDO DE FRANCE : UNE MALAUNAYSIENNE » et le journaliste n'avait pas omis de citer : « KARINE, 2 ANS » !

     femmes aïki (4)

    1970. Un groupe d’élèves infirmières enrichit mon petit club, déjà riche d’une honnête renommée, de sa fraîcheur et de sa fantaisie. Jeunes femmes libérées, libres de leur corps et de leurs idées, elles étaient plus proches d’un mouvement hippie citadin que du féminisme pur et dur. Joyeuses, fantaisistes, elles tentaient de me convertir aux bienfaits d’un certain Yoga égyptien. Ma mémoire n’a pas su retenir une anecdote plus personnelle, ni même leurs prénoms... Quelques pas ensemble sur la Voie des Arts Martiaux et puis elles sont rentrées dans le monde qui les attendait, plus ordonné et conventionnel que celui auquel elles avaient cru.

    Les passantes

    À la compagne de voyage
    Dont les yeux, charmant paysage
    Font paraître court le chemin
    Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
    Et qu'on laisse pourtant descendre
    Sans avoir effleuré sa main

    1977. La section piétina cette année-là, et il n'y eut guère de nouveaux inscrits, mais je ne faisais pas grand-chose pour attirer la clientèle. Début septembre, une jeune fille me demanda des cours particuliers pour apprendre rapidement à se défendre, car elle allait partir pour le Pérou où pas mal de jolies touristes avaient de gros ennuis dans des postes de police locaux. Je lui conseillai de s'acheter un 7,65 ou de rester en France.
    Un soir de l’hiver 1978, à la fin d'un cours, j'eus la visite de trois ravissantes personnes. Elles savaient qui j’étais, ce que j’enseignais et souhaitaient s'inscrire. Je leur demandai leurs motivations.

     « Nous en avez assez d'être violées le soir, à la sortie des cinémas... »

    Drôles d'habitudes ? Je compris qu'elles parlaient au nom de l'ensemble des femmes, elles militaient au MLF. Alors, je leur répondis :

    « Vous savez, mignonnes comme vous l'êtes, avec les gaillards qui sont là, vous avez toutes les chances d'être violées à la fin du cours ! ».

    Les jolies demoiselles gloussèrent et s'inscrivirent, il semblait que ma boutade quelque peu dépourvue de finesse ne les avait pas trop choquées.
    Hélas, leurs capacités physiques n'étaient pas à la hauteur de leurs espoirs. Ni leur persévérance. Après deux ou trois semaines de courbatures, de difficulté à donner des coups de poing, de frayeur à l'idée d'effectuer une roulade, avant ou arrière, elles abandonnèrent.
    Un mois plus tard, une revue pédagogique locale, plutôt « gauchisante », publiait un pamphlet vengeur intitulé : « Appel international des femmes ». On y fustigeait les clubs d'Arts Martiaux et leur tradition élitiste (le salut par ordre de grade !), militariste et sexiste. Ou on donnait un enseignement au rabais ou on brutalisait ces chéries ! Il fallait créer des milices féminines, organiser des cours gratuits pour des femmes, dirigés par des femmes, en un mot, trouver un Art martial réellement féminin... (J'ai appris depuis que ça existait au Québec, les hommes y étant formellement interdits : techniques secrètes !)

    À la fine et souple valseuse
    Qui vous sembla triste et nerveuse
    Par une nuit de carnaval
    Qui voulut rester inconnue
    Et qui n'est jamais revenue
    Tournoyer dans un autre bal

    Quand Karine eut dix ans, elle entra en sixième au collège de Darnétal. C'était  une jolie blondinette, sage et bonne élève, ce qui déplut à quelques harpies qui l'agressèrent dans les toilettes. Il en résulta une fracture du poignet. Quand elle fut guérie, pour lui apprendre à se défendre, je l'emmenai dans mon club suivre les cours d'Aïkibudo avec les adultes dont elle devint la petite mascotte. Si j'emmenai la sœur, je devais emmener le petit frère, Stéphane, qui était au CM2, dans ma classe. Et puisque Stéphane venait à mon cours, son ami Christophe vint me demander de le prendre aussi... Karine est passée, comme Stéphane, Christophe est resté pour devenir mon plus prestigieux disciple.

    1980. À l’approche de la quarantaine et de la plénitude intellectuelle et physique, une confiance accrue dans ma technique et ma pédagogie, ma région qui s’étoffait, mon club qui brillait dans le monde des Arts Martiaux, m’avaient conféré une solide stature régionale. À cette époque, ma route a accompagné quelque temps celle de charmantes personnalités.
    Liliane, douce et sombre, était un peu perdue loin de son Marseille natal. Nous habitions dans le même village et je la prenais au passage en allant au club. Le dernier soir de la saison, après le cours, les yeux humides et brillants, elle me tendit un petit paquet, modeste cadeau d’adieu. Tout imprégnée de Normandie, elle retournait dans sa région d’origine. J’ai failli me perdre dans ses grands yeux noirs.
    Appelons-la Cathy, je ne me rappelle plus son prénom bien que je revoie son visage et que je me la représente sans mal aussi bien en kimono qu’au sortir du vestiaire.  Plutôt douée, dotée d’une robuste élégance, elle était de celles avec qui j’aimais m’attarder pour échanger quelques mots. Et puis elle m’envoya une lettre pour m’expliquer qu’elle déménageait, qu’elle ne pourrait plus assister aux cours, qu’elle le regrettait... et je lui répondis en lui disant tout le bien que je pensais d’elle et tout ce qui peut se dire de gentil à quelqu’un qu’on ne reverra plus. Quelques jours plus tard, elle était de retour. J’ai dû être un moment désarçonné d’avoir dévoilé le monde secret de mes pensées et de mes sentiments.
    Zouzou, j’ai oublié son prénom, vive et fraîche, nous captivait avec ses  yeux si verts et sa gaieté communicative. Je me rappelle qu’elle était très attirante et, pourtant, je n’ai plus de souvenir précis de nos conversations sinon qu’elles étaient teintées d’humour, je n’ai aucune anecdote qui vienne illustrer notre relation si ce n’est le bonheur que nous éprouvions quand nous nous retrouvions après une trop longue séparation.
    Nathalie était une aristocrate douce et timide, aux immenses yeux bleus. Elle est revenue pendant quelques années, souvent après des périodes d’absence plus ou moins longues. Une amitié pétrie d’une grande tendresse nous reliait. Elle me contait d’étranges histoires nées de ses dons de spirite dont elle avait pris conscience quand elle était encore une fillette. Elle a été un peu mon initiatrice dans ce domaine étrange du monde de l’ésotérisme. Je n’ai pas persévéré sur cette Voie où mes réussites allaient à l’encontre de mes certitudes...

    À celles qui sont déjà prises
    Et qui, vivant des heures grises
    Près d'un être trop différent
    Vous ont, inutile folie,
    Laissé voir la mélancolie
    D'un avenir désespérant

    Il n’y a pas eu que des muses, des égéries ou de gentilles fées dans mon petit monde féminin. Ma route a été quelque temps suivie par Altaïr... C’est le pseudonyme qu’elle utilisait pour son horoscope quotidien sur une radio locale. Altaïr avait été quelque chose comme « porteuse des clés » dans une loge ésotérique locale. De l’ésotérisme aux Arts Martiaux, il n’y avait qu’un pas, du moins pour elle. Elle le franchit, s’inscrivit à mon club, s’étonna des efforts à produire et préféra s’appliquer à prendre des poses assises et plus ou moins lascives et à me lancer des regards non moins lascifs. Elle m’ennuyait beaucoup et je n’éprouvais aucune, mais alors vraiment aucune sympathie pour elle. Je croisai son mari dans un grand magasin de Rouen. Il avait la mine défaite quand il m’aborda : « Il faut que je te parle... ». Je n’éprouvais pas plus de sympathie pour lui que pour sa femme et la bande d’allumés qu’ils côtoyaient. « Vas-y, parle ! ». Il me fixa, l’œil éteint, et s’en fut. Altaïr n’insista pas dans son entreprise de conquête ésotérique d’un Maître des Arts Martiaux et s’en fut chasser sur d’autres terres. Je ne voudrais pas laisser une impression négative d’Altaïr. Sa présence dans mes souvenirs est la preuve qu’elle a contribué à mon ascension. Elle m’a aidé à élaguer ma naïveté.
    J'avais un faible pour Catherine. Elle accomplissait un excellent travail à Saint-Étienne-du-Rouvray et je décidai de la présenter au 2e dan. Je lui appris les techniques du programme en deux dimanches d’un travail très intense qu'elle le supporta courageusement. Je ne sais plus pourquoi je ne pouvais pas l'accompagner. Elle partit seule pour Paris, précédée d'une lettre de recommandation. Le maître me répondit que j'avais bien fait de la lui recommander, elle avait été en tous points remarquable.
    Le groupe habituel des coureurs de stages, c'est-à-dire Jean-Marc Fiess, Bruno et Éric Lemercier et moi, nous emmenâmes Catherine un dimanche matin au Stadium. Elle était très intimidée, nous connaissant seulement sur le tatami, nous étions ses maîtres ! Chemin faisant, pour oublier la longueur de la route, nous médisions sans retenue comme à l'accoutumée. Tout le monde y passait et Catherine nous écoutait, ahurie. Et puis, c'est normal, le fou rire la prit, car nous sommes très amusants, voyez-vous. Et une demoiselle qui rit beaucoup a soudain envie de faire pipi. Cela la prit avant le triangle de Roquencourt. Elle était très crispée à l'entrée du tunnel de Saint-Cloud. Je l'enjoignis de ne pas souiller la banquette de ma GS à l'entrée du périphérique sud. Elle pleurait presque à la porte d'Italie. Elle se délivra enfin à l'entrée du Stadium.

    À ces timides amoureuses
    Qui restèrent silencieuses
    Et portent encor votre deuil
    À celles qui s’en sont allées
    Loin de vous, tristes esseulées
    Victimes d’un stupide orgueil.

    Mes voyages au Québec, dès 1989, m’ont fait rencontrer de belles personnalités. La plus flamboyante est certainement Fanny, un « Titi » aux boucles rousses et au langage particulièrement pittoresque. Bien que nous ayons immédiatement sympathisé, un nuage faillit ternir nos relations le temps... d’une très courte querelle. Fanny s’occupait d’un refuge de femmes battues, un fléau au Québec. Un soir, elle se plaignit de la faible fréquentation du foyer. Elle sortit de ses gonds quand je lui dis : « Ne te tracasse pas, on va t’en battre quelques-unes, comme ça tu auras des clientes. ». Je préfère ne pas répéter ses propos. Elle m’aimait bien et m’a vite pardonné. Nous nous sommes revus après 15 ans d’absence, avec tout plein d’émotion à peine retenue.

    Les passantes


    Dominique était une très jolie jeune femme, blonde et espiègle, aux yeux d’un azur si profond qu’on aurait pu s’y noyer. C’était une vraie petite bombe sur le tatami de Beauport. Sa présence éclairait mon cours déjà riche de nombreux stagiaires. Je la complimentai pour ses magnifiques yeux bleus, que voulez-vous, ce doit être le fait d’être myope, je suis attiré par les jolis yeux... Elle afficha un merveilleux sourire, m’envoya un vigoureux coup de coude dans le flanc, à me couper le souffle, et se mit à roucouler : « Vous, les Français, ce que vous êtes flatteurs ! ».
    Elle ne me fait pas oublier Marylin, sage et studieuse. Elle n’était plus toute jeune, plus proche de ma génération. Nous avions de passionnantes conversations. Elle s’était plongée dans l’étude particulièrement ardue du Zen. Elle m’a fait découvrir de nouvelles facettes des « peuples premiers », les Amérindiens dont la culture lui inspirait un profond respect. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, elle avait entrepris d’apprendre la langue très, très complexe des Inuit et elle était partie dans une autre école.
    Catherine D. avait fait partie de mon premier voyage au Québec. Au moment où elle devait passer son 1er dan, j’étais souffrant et je m’étais éloigné du tatami. Mais elle n’avait accepté de passer son grade que si je présidais le jury. Ce qui détermina mon retour. Cette année-là, je fus invité à donner quelques cours d’initiation aux policiers de Beauport. Le partenaire de Catherine la dépassait de la tête et des épaules et devait se demander s’il devait la prendre délicatement entre le pouce et l’index quand elle l’expédia cul par-dessus tête contre le mur du dojo. Elle eut droit à une balade en voiture de police tous feux clignotants et sirène hurlante !
    Plusieurs jeunes et charmantes personnes sont venues  apporter leur touche de fraîcheur sur le tatami de Beauport quand j’y ai donné mon dernier stage d’été.
    Julie était un véritable trésor de tendresse, une bombe émotionnelle ! L’idée de devoir repartir à Montréal lui faisait monter les larmes aux yeux. Et quand elle revenait, elle se pendait longuement à mon cou, ronronnant de bonheur. Mon cœur d’artichaut se liquéfiait et perdait toutes ses feuilles... et je reprenais aussitôt mon contrôle car mon calendrier interne avait déjà franchi le demi-siècle et la petite Julie avait l’âge de ma fille.
    Cette année-là, j’avais remarqué une jeune femme très discrète. Sophie, une « gazelle bondissante »... Yudansha au hakama tout neuf, sa souplesse, son dynamisme et sa joie de vivre m’étaient sympathiques d’autant plus qu’elle exprimait tout cela avec la plus grande discrétion. Je la connaissais assez peu, il me semblait que nos rapports étaient distants et j’ai eu une heureuse surprise quand j’ai reçu ce message : « ... cela fait déjà si longtemps depuis notre première rencontre à Beauport où j'avais trouvé un Maître qui nous parlait à nous, pauvres petits pratiquants de bas niveau, comme si nous faisions déjà partie de sa famille.  Une personne qui n'avait pas peur de nous parler de ses expériences et qui m'avait vraiment impressionné par son ouverture et son amitié toute simple.  Depuis ce temps vous êtes resté dans nos pensées et dans notre cœur ... »
    Beaucoup d’autres dont il me reste un regard, une conversation. Brèves rencontres. À Montréal, une très courte sympathie naîtra le temps d’une soirée avec Nicole, l'ostéopathe et « Bilbo », le petit lutin... Nous avons parlé de leur Québec, de ma Normandie, de nos professions. Bilbo enseignait le français aux étrangers. Et elle avait un accent à dévaler les torrents ! Or, je venais de vivre une expérience éprouvante. La semaine précédente, nous avions été invités à une réception au consulat du Japon. Après une superbe séance de calligraphie, ce fut le discours de bienvenue du consul... Je fus pris d’un irrépressible fou-rire, impossible de résister au comique d’un Japonais parlant.. avec l’accent québécois. Monsieur le consul avait été initié à notre belle langue par Bilbo !
    Le Web n’existait pas encore. L’éloignement, par la distance et par le temps, a généré l’oubli. Je ne saurais pas les reconnaître, peut-être ai-je rêvé ces souvenirs.

     

    Chères images aperçues
    Espérances d'un jour déçues
    Vous serez dans l'oubli demain
    Pour peu que le bonheur survienne
    Il est rare qu'on se souvienne
    Des épisodes du chemin

     

    Il me faudrait encore évoquer les rencontres faites durant les stages au Temple sur Lot.
    La petite Mumu naviguait sur le Lot en planche à voile avec son petit cocker Polka en figure de proue. Quand nos regards se sont croisés, en ce premier jour du stage de 1979, il m’a semblé que nous nous connaissions déjà. Depuis longtemps. Son sourire éclatant n’en était-il pas la preuve ? Depuis, nous avons souvent eu l’occasion de comparer notre culture, d’échanger nos lectures, de mettre en commun un peu de notre vision d’un monde meilleur...
    Corinne, une liane vaporeuse, semblait chercher ses marques. Le Maître me l’avait confiée le temps d’un stage. Il voulait que je lui donne confiance, que je la guide. Elle me donnait l’impression d’une fillette studieuse et attentive qui aurait poussé trop vite. Elle affichait un sourire lointain, comme si elle était en marge de mon monde. Je ne sais pas si je lui ai laissé un bon souvenir.
    Laura était prof de philo et prenait énormément de recul avec les bavardages agités des stagiaires. Elle faisait un excellent thé au zest d’orange grillé que nous dégustions au cours de longues conversations que j’espérais d’une haute tenue philosophique. Elles l’étaient sans contestation en ce qui la concerne... J’avais encore à trouver mon chemin entre le doute et les certitudes. Entre les pirouettes et la mauvaise foi !
    Années 90. Nolwenn, petite puce malicieuse et déterminée, est apparue sur mon tatami en compagnie de son amie Barbara qui chevauchait les nuages. Du haut de leurs 15 ans, elles me firent découvrir une nouvelle génération plus jeune que celle de ma fille... Adolescentes respectueuses et appliquées, au regard interrogateur et capables d’en remontrer à de vieux pratiquants ! Nolwenn était vraiment menue, avec des mains si fines ! Mais quelle énergie dans ses 40 kilos toute mouillée ! Il n’était pas rare que des Yudansha d’autres clubs soient de passage à mon cours. Ce soir-là, j’eus la visite de 2 personnages rustiques et gorgés de testostérone... Ils étaient encore bien loin d’aborder les rives exotiques de la fluidité. Nous travaillions le Kihon Nage Waza. Leur lourdeur, leur imprécision m’exaspéraient et c’est la petite Nolwenn qui sut leur faire comprendre ce que signifiait précision et efficacité. Elle semblait n’avoir peur de rien ni de personne.
    Barbara éprouvait parfois des difficultés, souffrant épisodiquement de migraines, de problèmes d’équilibre, conséquences d’un accident qui l’a écartée d’une carrière prometteuse dans le domaine de l’équitation. J’aurais voulu l’aider, lui redonner confiance. Elle revenait toujours après de longues interruptions. À la porte du Shodan, elle a définitivement cessé de venir et de m’adresser son regard interrogateur. Je l’ai peut-être trop longtemps considérée comme une petite fille.
    Mireille est arrivée au club un soir de septembre, le visage illuminé d’un grand sourire, comme si c’était la veille que nous nous étions vus pour la dernière fois. Elle avait été mon élève au CM2 en 1980. Une grande fillette très douée et débordant d’affection. Sa joie de vivre allait apporter un peu de lumière supplémentaire à notre tatami. Sa vie devait être un peu compliquée, il lui est devenu difficile de venir aux cours. J’ai été peiné quand elle m’a dit au revoir, comme si c’était un adieu.
    Marie-Luce fréquentait déjà le tatami quand je suis revenu donner régulièrement un cours par mois. Elle semblait avoir l’âge de ma fille. Timide et maladroite, elle rosissait facilement. Elle me faisait confiance et se risquait à effectuer ces roulades qui l’effrayaient tant. À la fin de la saison, elle m’a envoyé un message : « ... je ne pensais pas parvenir à faire une roulade avant, cette année. C'est pas terrible mais il faut continuer ! Vous aussi vous devez CONTINUER À ÊTRE LÀ ! LAISSEZ-VOUS CONVAINCRE... ». Elle a cessé de venir. Je m’étais habitué à ses frisettes et à son nez retroussé qui m’ont manqué à la rentrée...
    Je devrais en citer tant d'autres que j'ai plus ou moins oubliées et dont les visages défilent puis s'estompent au fur et à mesure que je tente d'égrener mes souvenirs.


    Mais si l'on a manqué sa vie
    On songe avec un peu d'envie
    À tous ces bonheurs entrevus
    Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
    Aux cœurs qui doivent vous attendre
    Aux yeux qu'on n'a jamais revus

    Mais comment pourrais-je oublier Béatrice, fidèle amie depuis plus de 30 ans. Impossible de dire comment est née notre amitié. Elle est née. Après l’indifférence, elle est apparue, évidente, elle avait toujours existé.
    Béatrice semble évaporée, évanescente. Je me suis d’abord demandé ce qu’elle pouvait bien fumer... Sourire de Mona Lisa, chevelure vaporeuse, regard lointain, poses languides, dans des flots de mousseline... Erreur, Béatrice est une terrienne, bien ancrée dans la nature cauchoise de la vallée de Seine !
    Béatrice paraît douce et tendre. Quand nous nous retrouvons, elle me prend par le cou, me demande si ça va bien et se câline. Ne vous y trompez pas : sur le tatami, c’est un bûcheron !
    Elle m’a parfaitement épaulé dans ma carrière de DTIR en assurant la présidence de la région pendant de nombreuses années, me débarrassant de tous les tracas administratifs, me laissant la meilleure part, l’enseignement.
    Un jour, les dirigeants du club où elle enseignait l’ont évincée, sous prétexte que sa technique s’éloignait du véritable Aïkibudo. Elle a claqué la porte et est partie ouvrir son propre club... suivie de la plupart des Yudansha ! Je n’ai pas été consulté pour cette affaire. « On » devait craindre ma réaction.

    Et aujourd’hui ? Mélanie pourrait presque être ma petite-fille. Elle n’est plus une tendre Yudansha. Elle s’est peu à peu habituée aux séances un peu rudes. Elle appréhende de moins en moins l’idée que je puisse la désigner comme Uke. Elle s’aguerrit. Elle sera la « relève ».
    Stéphanie était figée par la timidité, terrorisée par les roulades. Elle inaugura son premier stage à Lembrun au centre du Tatami et dut bien accepter de subir les Ukemi ! Elle a pris confiance, a pu réussir un très bon Shodan et s’apprête à présenter un excellent Nidan. Qui l’eût cru il y a seulement 3 ou 4 ans ?
    Et Jojo. « Jojo ? Arrête, m’a dit Pierre, tu as dit que tu parlerais des filles ! » Je les laisse régler leurs différends... Jojo est entrée dans ma vie à la fin des années 70. Notre histoire commune est trop complexe pour l’évoquer en quelques lignes.

    femmes aïki Béa 2 femmes aïki Jojo

    Les passantes

    Les passantes

    Et l’Aïkibudo dans tout ça ? 

    Tout le monde veut vivre plus longtemps, mais personne ne veut devenir vieux. (Jonathan Swift)

    C’est peut-être pour ça que je radote les souvenirs de ma gloire passée.

    Alors, aux soirs de lassitude
    Tout en peuplant sa solitude
    Des fantômes du souvenir
    On pleure les lèvres absentes
    De toutes ces belles passantes
    Que l'on n'a pas su retenir

    J’ai longuement hésité avant de proposer cette série de brèves anecdotes. Leurs héroïnes ont contribué à l'écriture de notre histoire. Aurais-je dû demander leur autorisation à toutes celles que j’ai mises en cause ? Notre image, notre histoire nous appartiennent-elles encore quand nous avons participé, consciemment ou non, à l’édification d’une œuvre d’Art aussi importante pour l’évolution de l’humanité que l’Aïkibudo ? Ai-je trop abusé, dans mon récit, des grands yeux, des regards, de la tendresse ? On a toujours le choix mais choisir est si difficile !
    Le poème qui illustre ce texte, écrit par Antoine Pol (Émotions poétiques), fut magnifiquement mis en musique par Georges Brassens.

    « ...C'est en 1942, au marché aux puces de la Porte de Vanves, à quatre pas de ma maison, que j'ai chiné, pour quelques sous, une plaquette de poésie publiée en 1913. Si j'ai mis en musique des œuvres de poètes parmi les plus grands, Villon, Hugo, Lamartine, Verlaine ou Paul Fort, j'avais été touché par la grâce et l'émotion qui se dégagent de cette confidence intimiste d'un poète inconnu, Antoine Pol. Et ce n'est que trente ans plus tard que j'ai livré cette chanson, après avoir longuement hésité entre quelques variantes de rythme et d'interprétation. Jusqu'à trouver celle qui soutienne le plus adéquatement ce texte.
    Au moment de graver cette chanson sur mon onzième 33 tours, mon secrétaire Gibraltar déploya sa très efficace ténacité à retrouver ce trop discret Antoine Pol. Un rendez-vous fut fixé où je souhaitais offrir à l'auteur la primeur de ma chanson et recueillir son autorisation. Mais le brave octogénaire eut la malencontreuse idée de casser sa pipe juste avant notre rencontre. Il n'a jamais entendu la chanson qui, il faut bien l'avouer, risque d'être le seul lien qui lui évite de sombrer dans le gouffre de l'oubli, possiblement la hantise de tout poète. »

     


    Si vous aimez cette chanson, écoutez la version de Maxime Leforestier...

     

     

     

     

     





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