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    En se détachant de la technique, on entre dans le mouvement. (Alain Floquet)

    Une requête apparaît de plus en plus souvent sur Google : « Qu’est-ce que le mouvement ? ». Depuis que not’ bon Maître a clairement exprimé ce concept, notamment avec l’élaboration des PENSÉES EN MOUVEMENT, nombreux sont ceux qui commencent à se poser cette question et nombreux aussi sont ceux qui délaissent le Randori et se raccrochent désespérément aux Kata et autres Kihon... si rassurants, qui ne remettent pas la pratique en question.

    Il faut encore porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante. (Nietzche)

    Notre Art a commencé à germer dans les années soixante sur le terreau de l’Aïkido Yoseikan. À cette époque, le jeune Alain Floquet s’entraîna avec Noro Masamichi. De cette rencontre, il allait modifier la vision de son Art, en découvrir la profondeur, l’étendue, en créer les spécificités construites sur un socle historique prestigieux et incontestable.
    J’ai commencé effectivement mon apprentissage de l’Aïkido Yoseikan en janvier 1965. Mon professeur de Judo, Jean Lemaître, venait d’accéder au 1er dan et ouvrait officiellement un cours 2 fois par semaine. C’était un Art très statique, basé sur les saisies et les dégagements. On pratiquait bien quelques Tai Sabaki, Irimi et Nagashi, mais ils n’étaient enseignés qu’en tant qu’éducatifs.
    Notre Aïkido Yoseikan était donc essentiellement statique. Que ce soit sur dégagements de saisies ou en défense contre Tsuki, l’image qui nous était donnée était pesante, tout en force, à la limite de la brutalité. Un élément primordial de la technique était l’application d’un armlock pour faire bouger l’adversaire. Armlock par dessus pour Kote Gaeshi, armlock par dessous pour Yuki Chigae...
    J’ai participé à mon premier stage à Royan du 15 juillet au 15 août 1966. Les cours étaient dirigés par Charles Sebban, 4e dan, assisté de cadres qui me semblaient bien âgés (pour le moins des « quadra » voire des « quinqua ») et... statiques. Sebban était court, dense, éminemment statique. Son gendre, Michel Berreur, 3e dan, préparait un numéro de music hall  (les Samourais...) et pratiquait de grands déplacements avec beaucoup (trop) d’élégance ! Je ne me rappelle pas avoir bénéficié de ses conseils.
    À l’issue de la première période, j'avais servi de Uke à un candidat au 1er dan qui se fit plus tard une place honorable dans le Kendo et s’installa au Japon. Nous avions déjà tous les deux un style plutôt souple et fluide, en marge de la pratique « pesante » des autres stagiaires. Notre démonstration avait été très applaudie, mon partenaire avait été reçu.
    Hiroo Mochizuki nous rendit visite au cours de la seconde période. Il nous honora d’un cours, il me fit l’honneur de me prendre comme Uke. J’étais effrayé, imaginant le pire pour mes pauvres articulations et je vécus un grand moment de sensations nouvelles... la souplesse du Maître était rassurante et séduisante après les passages en force des disciples de Sebban.
    De retour à mon club, je devins un trublion. Il fallait que ça bouge. Hélas, faute de maîtrise et suite à une profonde indigence technique, la pratique devenait très... tonique !
    Si Alain Floquet avait grandement ouvert sa vision de son Art grâce à sa rencontre avec Noro, j’ai eu moi aussi ma rencontre avec une autre forme d’expression de l’Aïki qui me permit de me rapprocher un peu plus de la Voie que m’avait fait entrevoir Hiroo Mochizuki.
    Quand j’arrivai au stage de Royan, en 1967, j’eus la mauvaise surprise d’apprendre que les cours seraient dirigés par des techniciens du groupe Ueshiba et non de l’école Yoseikan. En effet Michel Berreur (du groupe Mochizuki), avait réussi à obtenir la direction technique du stage d'Annecy, habituellement domaine réservé d'André Nocquet (chef de file du groupe Ueshiba). Celui-ci, furieux, on le comprend, se fit attribuer le stage de Royan qui aurait dû revenir à Hiroo Mochizuki. Tout ceci se trama sans que les principaux intéressés, les stagiaires, n'en soient informés.
    Les frères Warcollier étaient très timides et très gentils. Leur style me plut même si leur efficacité laissait à désirer. Avec Daniel, un autre stagiaire de mon club, nous éprouvions un malin plaisir à les mettre en difficulté, nous échappant en roulade avant quand il fallait se laisser immobiliser à plat ventre ou ne sentant rien quand ils nous trituraient des points douloureux, du moins à ce qu'en dit la rumeur ou ce qu'affirment les planches anatomiques qui montrent la répartition des points sensibles du corps humain.
    Toutefois, j’étais très intéressé par des techniques très harmonieuses qu’ils appelaient « le drapeau chinois ». Ils nous enseignèrent ces techniques à mains nues ou avec un Jo, en « sollicitation ». Les déplacements étaient ronds, les déséquilibres amples, j’étudiais O Irimi sans le savoir. Ces techniques ont fait partie du socle sur lequel j’ai bâti mon évolution. Après des années de polissage et d’amélioration, parvenues à maturité, elles appartiennent à mon répertoire particulier de Wa no Seishin.
    L’été 1967 fut un bonheur pour les amateurs de jolies choses. Ce fut en effet l'année de la minijupe ! Quel régal ! Ma jeune et jolie épouse et ma sœur, non moins jeune et jolie, bronzées comme des pains d'épices, la portaient à ravir et étaient très admirées sur la promenade du front de mer de Royan.
    Et les deux minettes en minijupette venaient parfois perturber le cours. Assises au bord du tatami, elles troublaient les deux malheureux techniciens, à force de croiser et décroiser des jambes dorées à point où de remonter une bretelle de chemisier qui tenait absolument à offrir aux regards la courbe d'une épaule et le galbe naissant d'une poitrine que l'usage du temps ne permettait pas encore d'exposer aux caresses du soleil, du moins en public!

    Le mouvement

    Le mouvement

    Le "drapeau chinois" à mains nues et avec le Bo, dojo de Malaunay, en 1970

     Il y eut un blanc dans ma pratique durant la saison 1967/1968. Mes finances ne me permirent pas de renouveler mon inscription au club. Je repris quand même l’entraînement en septembre 1968.
    Le « vieux » Lionel avait assisté au stage de Royan cet été-là et entreprit de nous transmettre la bonne parole, de la différence entre la distance Ma et la distance Chika Ma, mais il nous agaçait et nous rejetions en bloc tout ce qui venait de sa part...

    Le mouvement

    Toutefois, mon stage avec les Warcollier m’avait mis sur la piste des sensations du travail à « mi-distance ». De plus, les provinciaux étaient dorénavant admis aux stages nationaux, au Dojo Fédéral, rue du Faubourg Saint-Denis, occasion de premiers vrais contacts avec Hiroo Mochizuki.
    Je m'entraînai de nouveau avec intensité et détermination et, au bout du premier trimestre, les autres élèves frémissaient à l'idée de subir mes Shiho Nage en randori. Mon ami Daniel s'adapta très vite à mon style, et nous avons bien failli assommer tout le cours !
    Il advint qu'un soir nous devions travailler les esquives, une série d’exercices assez mécaniques avec des armes. Un superbe poignard, à lame en métal, traînait sur le bureau du professeur. Un grand escogriffe s'en saisit, le brandit et me bondit dessus.
    Instantanément, je réagis comme me l'avaient appris les Warcollier avec leur Premier Principe, combiné avec ce que j'avais retenu de Robuse que j'avais vu travailler par les ceintures noires au stage de Sebban. Autrement dit, bras tendus, je bondis à mon tour sur mon adversaire, une main vers son coude, l'autre vers son poignet.
    Je dus faire preuve d'un certain esprit de décision, car le pauvre garçon décolla du tatami, traversa l'allée qui le séparait du bureau et s'écroula en travers de l'entrée, pendant que le couteau qu'il avait lâché allait se planter sur le plancher, au ras du mur, tout près d'une élève qui faisait une pause. Jean Lemaître récupéra son poignard et ne nous autorisa plus que les armes en bois.
    Le 23 mars 1969, je me rendais au dojo fédéral rue du Faubourg Saint Denis pour me présenter au 1er dan, c’est une histoire que j’ai déjà souvent racontée. Disons que l’indigence de mes connaissances théoriques fut largement compensée par mon habileté en randori où je brillai grâce à ma détermination et ma maîtrise de Mae et Ushiro Hiki Otoshi.
    Je retournai à Royan, suivre le stage avec Hiroo Mochizuki du 15 juillet au 15 août. En un mois, Hiroo Mochizuki, qui semblait m'apprécier, me fit ingurgiter le programme de 2ème dan. Il corrigea patiemment mes nombreux défauts, me fit comprendre les distances, me farcit d'éducatifs de toutes sortes, m'apprit le Tai no Kata, m'initia au Ken Jutsu, au Gen Ryu no Kata et au Bo Jutsu...
    Le groupe des ceintures noires était très sympathique et nous eûmes l'occasion de nous apprécier. Il y avait là un petit bonhomme noiraud qui s'appelait Edmond Royo, mais je le fréquentai peu, je travaillais plus volontiers avec Henri Watanabe, un des assistants d'Hiroo.
    Je participai à la Coupe d’Aïkido de la ville de Royan. J'avais fait de gros progrès, je faisais figure de favori dans le public, je triomphai le samedi aux éliminatoires grâce à mes évolutions très rondes et, ma modestie dût-elle en souffrir, j'avoue que je ne manquais pas d'admiratrices.
    Hélas, ce soir-là, mon épouse organisa un apéritif avec de nombreux canapés diversement garnis, et en telle quantité qu'ils constituèrent l'essentiel du repas et qu'il en resta assez pour celui du lendemain midi.
    Hélas, hélas, ces maudits canapés me torturèrent lâchement l'estomac et me donnèrent des « jambes de plomb » durant toute la finale que je finis bon dernier, au grand dam de mes admiratrices, et au grand soulagement des Parisiens qui n'y comprenaient rien mais gardaient la coupe.
    Mais j’avais franchi un nouveau cap dans ma quête d’un Aïki mobile, fluide et efficace. Toutefois, je n’avais que 28 ans (Hiroo n’en avait que 33 !) j’étais encore trop préoccupé par l’apprentissage d’un maximum de techniques pour avoir une vision limpide de la simplicité.
    1970 voit ma rencontre avec Alain Floquet. Il a 31 ans, c’est un surdoué, un phare sur la Voie des Arts Martiaux. Son style me paraît à la fois plus puissant et plus sobre que celui d’Hiroo Mochizuki quoique tout aussi élégant... Il me donne cette définition : « Une technique est bien faite si c’est beau et efficace... ». Car nous sommes encore en plein dans la recherche (le mythe ?) de l’efficacité. Nous parlons de sincérité pour Uke, de forme de corps pour Tori...
    J’admire les 2 Maîtres, si semblables et si différents. Mais je me sens plus proche de la sensibilité d’Alain alors que nous sommes fondamentalement différents. Je suis très loin d’avoir leurs capacités physiques, alors, je fonctionne à la sensation. J’ai une vision globale des techniques, toutefois je les analyse avec une grande précision pour les mémoriser et être capable de les enseigner.
    Insensiblement, au fil des années, ce qui deviendrait l’Aïkibudo s’est développé, la forme de corps s’est affinée, le mouvement s’est dégagé de la technique. L’enseignement du Sensei Sugino Yoshio nous a permis d'affiner le sens de la distance, la précision, le sens de l’entrée, du placement...
    Ce processus pourrait se décrire en 3 étapes :
    1 (années 60) – l’Aïkido Yoseikan : armlock très marqué pour faire bouger Uke, Tori porte un dégagement suivi d’un atémi ou une esquive avec l’intention de porter une technique qu’il a choisie d’avance
    2 (années 70) – l’Aïkido Yoseikan évolutif : utilisation du déplacement de Uke sur lequel s’appuie un léger armlock pour créer le déséquilibre, Tori a affiné son style mais le but de son action est toujours la technique qu’il veut porter à Uke
    3 (à partir de la fin des années 70) – l’Aïkibudo : Uke exprime une intention en portant une attaque. Tori s’insère tangentiellement à la ligne d’attaque dans le mouvement de Uke, applique sa force sur celle de Uke, sans exercer la moindre opposition et l’accompagne jusqu’à la conclusion. Le déséquilibre ainsi obtenu provoque la projection ou l’immobilisation. La technique apparaît à l’issue de ce court événement, elle naît d’une suite d’interactions... L’armlock n’est plus visible pourtant il est ressenti (analogie avec le Tai Sabaki effectué sans bouger les pieds...)

    A quoi bon s'agiter ? On est toujours plus jeune que l'année prochaine. (Grégoire Lacroix)

    Au fil des années, j’ai développé les notions d’intention pour Uke, d’esprit de décision pour Tori. La notion de mouvement est le fruit d’une longue évolution et d’une longue recherche des sensations (on réinvente constamment l’eau tiède ? L’expérience des autres ne vaut pas sa propre expérience).
    Alain Floquet a écrit : « En se détachant de la technique, on entre dans le mouvement »…
    Quand j’ai lu ces lignes, j’ai enfin compris ce que j’enseignais intuitivement depuis des années aux cadres de ma région. J’ai compris pourquoi j’ai réussi à former quelques techniciens exceptionnels et pourquoi la masse des autres a fui mon enseignement. Trop difficile, m’a-t-on dit. Trop exigeant. Trop vivant ?
    Comment définir la notion de mouvement sans décrire mon parcours ? Je ne suis pas un scientifique. Encore moins un philosophe. Simplement un « gars ben ordinaire », un peu poète et sensible à l’harmonie des choses qui nous entourent.
    J’aurais voulu rédiger une belle dissertation, fruit d’une profonde réflexion avec un plan solidement étayé, une argumentation imparable.
    Ces bonnes intentions ont volé en éclats dans les flashes de mes souvenirs, du surgissement des sensations épidermiques, des étapes franchies à force de courbatures et de suées...
    J’espère toutefois que ces quelques lignes vous auront apporté quelques éléments supplémentaires dans la connaissance de notre Art.