• Stage National en Haute Normandie

     

    Sale temps pour les poissons

     

    La semaine dernière, mon poisson rouge est mort. C’était terrible. 12 ans (ça vit vieux ces petites bêtes !...) que quotidiennement, je lui servais deux fois par jour ses flocons alimentaires, qu’une fois par semaine, je lui changeais son eau. Quand nous l’avions acheté à l’animalerie avec les enfants, nous avions hésité sur le prénom. Pour un enfant, c’est important le nom d’un animal. Nous avions fait une liste et organisé au dîner un débat citoyen à quatre, mes deux fils, mon épouse et moi. Les discussions avaient été animées et il avait été décidé, à trois voix contre une, de le nommer Denis, en souvenir d’une petite bourgade normande où j’ai passé mon enfance.

    poisson rouge dans le bocal 2

    La découverte du décès fut un terrible coup. Dimanche, déjà, Denis boitait de la nageoire supérieure. J’appelai mon médecin mais il me dit qu’il ne pouvait rien faire. Lundi, Denis perdit une nageoire latérale. J’essayai un ami acupuncteur mais il m’avoua son impuissance dans une telle situation. Mardi, Denis ne mangeait plus. Les flocons verts et roses restaient inlassablement à la surface. Il sortait de son rectum un long, long filament blanc. J’étais désappointé. J’allai voir mon pharmacien pour le convaincre de me délivrer quelques millilitres de morphine et soulager la douleur de mon compagnon. Le calmant sembla lui redonner des couleurs.

    Mercredi matin, le soleil brillait. La veille au soir, j’avais réservé mon billet de train pour me rendre 10 jours plus tard au stage national dirigé par Maître Floquet à l’occasion des 30 ans du club de Saint Léger. J’allais revoir ma Normandie. La fin de semaine s’annonçait bientôt ; la morphine aidant, Denis avait mangé quelques flocons la veille au soir, le soleil brillait déjà dans la maison quand… je le trouvai le ventre en l’air dans son bocal.

    poisson gourmand

    Le choc fut d’une violence foudroyante. Un gouffre abyssal m’aspira dans des torpeurs démentielles. Huit jours durant, je ne me levai plus, ne me lavai plus, ne me rasai plus. Ma femme, inquiète de me voir dans un tel état, appela mon médecin, mon acupuncteur et mon pharmacien. La réponse fut unanime : « Il faut qu’il touche le fond et il va rebondir ». Je perdis 4 kg. Même la recette de la bouillie de Maïzena de ma grand-mère que mon épouse me prépare quand je vais mal ne me disait plus rien. Il fallait se rendre à l’évidence. J’étais déprimé.

    Le mercredi de la semaine suivante, ma femme fut convoquée par le professeur principal de mon fils. « Ecoutez, Madame, il se passe quelque chose. Les notes de Junior ont baissé de 10 points en 5 jours. Il a l’air triste. Que se passe-t-il ? » Mon épouse répondit un peu gênée : « Je sais, les temps sont durs, notre poisson rouge est mort et mon mari ne s’en remet pas, il fait une terrible dépression. Notre enfant en pâtit, je suis désolée… ». Le professeur n’eut comme seule réponse qu’un laconique « Je vois… ».

    Ma femme rentra en colère. Il fallait que je réagisse. Mais rien n’y fit. Dans un tel état, j’allai annuler mon voyage en Normandie où j’avais été invité à faire un discours en l’honneur de mon vieux Maître, André Tellier. Sensei, André, Pierre, Jojo, les anciens du club de Saint Léger, de Saint Étienne, comment aurais-je pu leur faire faux bond ? C’était pour elle impensable mais je restai cloitré dans mon mutisme.

    Le jeudi soir, en rentrant du travail, me trouvant toujours plongé dans mes torpeurs au fond du lit, elle s’assit près de moi, me passa sa main fine et agile dans les cheveux. Je me retournai et bougonnai.

    Elle essaya patiemment de me raisonner, de me rappeler mes maîtres, mes amis, mes devoirs, mais… rien à faire ! Elle employa alors les grands moyens et évoqua la mémoire du défunt : « Aimerait-il te voir dans un tel état. En 12 ans, tu n’as jamais failli, le nourrissant et le soignant quotidiennement. Souviens-toi de ce soir de novembre où tu réussis à convaincre les enfants de l’appeler Denis. Tu disais aux enfants que c’était tes racines, qu’on ne grandit jamais sans racine et qu’il ne faut jamais oublier d’où l’on vient. Quelle image leur donneras-tu en faisant défaut à ceux que tu as tant aimés, admirés, adulés ? Jamais plus tu ne pourras les regarder dans les yeux ! Sois un homme, redresse-toi ! Tu dois y aller ! Au pied de la montagne, il fait toujours sombre, mais si tu montes la colline, tu sauras retrouver le soleil ! »

    Trahir mes maîtres, ne pas être présent quand il le faut, ne pas leur manifester mon amitié et ma reconnaissance, même en ces temps difficiles ! L’argument me fit l’effet d’un coup de massue. Elle me prit dans ses bras, je déversai sur son épaule toutes les larmes qui n’avaient pas pu sortir jusque-là.

    Le vendredi matin, je partis pour ma Normandie, billets en poche, sac en bandoulière, lavé, rasé, coiffé, les ongles taillés. Elle avait fait mouche !

    Gobbé 4

    Je fus accueilli le soir-même par mon frère qui, au courant de ma torpeur, décida de me faire remordre à l’hameçon du Budo par un dîner dans un restaurant japonais rouennais. Ayant lui-même pratiqué l’Aikibudo il y a fort longtemps, il me posait mille questions historiques, tactiques, techniques. Armé de deux baguettes pour matérialiser les axes des corps, je lui expliquai l’art de l’esquive. De retour chez lui, un cadeau m’attendait : un superbe Gunto qu’il avait fait venir des Etats-Unis spécialement pour moi. Mon séjour commençait vraiment bien et malgré la soupe au chou qui commençait à faire ses effets, je ne regrettai déjà plus d’être venu.

    Samedi matin, je fus pris en charge par un Monsieur charmant, ami de mon frère, qui me conduisit sur les lieux du stage. Quatorze années que je n’avais pas foulé un tatami normand ! Des visages familiers vinrent tout de suite à moi : ceux des amis parisiens que je retrouve bien souvent lors des stages. Jojo me sauta dans les bras avec un chaleureux « Ça va-t-y, Totoche ? ». Pierre m’embrassa et m’emmena pour me présenter des amis auxquels il dit que je suis son petit frère. D’anciens élèves vinrent me saluer chaleureusement, moi un peu gêné d’un tel accueil. Le grand Bruno me serra également une louche très conviviale qui me fit très plaisir. Tant de chaleur… m’enfin ! Ce n’était pas moi la vedette, même si j’étais venu de loin !

    Les héros du jour arrivèrent. Sortant de son vestiaire, le Sensei tomba nez à nez avec moi. « Monsieur Christophe ! Tu es venu de Haute-Savoie ? » Bien entendu, il savait que je viendrais. Néanmoins, c’est à chaque fois la même chose : toujours heureux de nous revoir, il feint l’étonnement et l’admiration de voir ses élèves faire 700 km pour venir à ses stages, lui qui traversa tant de fois la planète pour voir ses Maîtres. Il sait que sans stage, sans tatami, sans rencontres, sans retrouvailles, le Budo n’est plus rien, ni techniquement, ni humainement.

    Puis André apparut. « Alors La Gobbe, comment que tu vas ? » et il me fit une bise chaleureuse. Il ne change pas le Dédé, comme dirait l’autre.

    Le salut. Le maître présenta le thème du stage. Le passage de Chika Ma à Ma.

    stage national 4

    Échauffement. Quelques éducatifs. Le Sensei nous envoya au milieu, Alexis et moi, pour démontrer Tsuppari, en effectuant une variante : plutôt que de pousser sur les épaules, on fonce avec les deux poings au niveau de l’abdomen. Alexis est costaud. La soupe au chou de la veille encaissa les coups. Gaz à tous les étages !...  

    Le cours se poursuivit dans une atmosphère chaleureuse. On vint me saluer pour pratiquer, des amis, des anciens élèves et parfois des têtes inconnues.

    Entre deux démonstrations, le Maître expliqua ce qu’il a tant de fois expliqué. Les choses répétées doivent être inscrites profondément dans le corps. Ce n’est que comme cela que l’on parvient à l’amener à réagir naturellement, avant même que l’esprit ne puisse sciemment décider de quoi que ce soit. Un corps n’est jamais inerte. Quand on le plonge dans un tatami, il remonte automatiquement (c’est le principe d’Archifloquet).

    Monsieur Jeanne nous fit une démonstration du Kihon Nage très appréciée. Comme l'ensemble de l'assistance qui applaudit sans retenue, je fus béat d'admiration. Que serai-je dans 30 ans ? Aurai-je la même forme, la même volonté, la même dignité ? Le Maître manifesta le même enthousiasme. « Il y a des fois, expliqua-t-il, où l’on aimerait pouvoir donner des grades, mais une règlementation tatillonne, en décalage complet avec ce qu’est le Budo, l’interdit ». En bon économiste, je ne pus m’empêcher de penser qu’un tel hiatus est le propre de notre époque. A l’ère post-industrielle, la richesse ne va plus à celui qui fabrique, produit, fait de ses mains et de sa tête. Elle est accaparée par ceux qui « managent », « markettent » et gèrent… une sorte de racket socialement organisé et admis. Même le Budo est touché. Choisis ton camp, camarade !

    Le cours suit son cours et déjà midi et demi.

    Repas entre amis avant la reprise de l’après midi. Sur les bancs des spectateurs, des visages connus mais qui n’endossèrent pas leur kimono. La mine triste, ils avaient l’air souffrant. C’est vrai que moi, du fond de ma montagne, je crois que tout le monde vit toujours au grand air… à moins qu’ils n’aient perdu leur poisson rouge. Je pris néanmoins le soin d’aller les saluer. La compassion est la plus grande des vertus.

    Le cours de l’après midi s’écoula dans la chaleur. 70 zoulous se tordirent les poignets et suèrent toute leur eau. Passer du Chika Ma au Ma n’est pas facile. Fluidité, souplesse, canalisation…

    stage national 5

    Le stage toucha à sa fin. Déjà ! Les spectateurs souffrants disparurent et les Parisiens restèrent pour le pot organisé à l’occasion des 30 ans du club. Mélanie, la Présidente du club de Saint Léger, remercia gentiment tous ceux qui étaient venus (de loin), un représentant de la municipalité fit un petit discours et offrit, au nom de la commune, un cadeau à André. Je fus étonné de ne pas voir les membres du Comité régional qui, habituellement, prennent en charge l’organisation les stages nationaux décentralisés. Sale temps pour les poissons rouges…

    Retrouvailles enfin entre amis à la cantine scolaire de Saint Léger où le club avait préparé une soirée pour l’occasion. Le lieu m’évoqua brutalement quelques vieux souvenirs. Comme convenu, je présentai un diaporama et le discours que l’on m’avait demandé pour l’événement. Après un rappel du parcours d’André et de l’histoire du club, je conclus : « Alors, avant de clore cette présentation, je ne peux m’empêcher de vous rapporter ce que l’un de ses élèves me dit un jour : « André est comme un jardinier, quand quelqu’un est passé entre ses mains, il a tout fait pour qu’une belle plante puisse se déployer et s’épanouir. » […] Alors, mon cher André, aujourd’hui est un grand jour. Pour la première fois, en plus de 30 ans, je vais te tutoyer et te dire : tu as un caractère de cochon, tu es entêté, tu es le champion de la mauvaise foi (je le sais, j’en ai fait les frais), et tu fais même parfois preuve d’un certain grain de folie… mais dans le jardin de l’Aïkibudo haut-normand, nous sommes tous des graines que tu as plantées, soignées, nourries, parfois vilipendées, certes, mais avec bienveillance et humanité.  Alors reste ce que tu es, continue de nous accompagner par tes écrits et lors des stages, et pour ce qui me concerne, je ne peux espérer qu’une seule chose : réussir à construire, du fin fond de mes montagnes, une région aussi belle que celle que tu as édifiée. Tu y as mis toute ta personne, ton énergie, ton enthousiasme et même ton amour. C’est aux pratiquants haut-normands, à présent, qui sont tous directement ou indirectement tes élèves, de faire encore grandir cet arbre que tu as su si habilement planter et conduire jusqu’à sa maturité. »

    Le Maître ponctua la cérémonie. Il s’étonna à son tour que tous ceux qui furent des élèves directs et proches d’André Tellier ne soient pas là. « Dans une famille on peut avoir des différends, mais dans les moments essentiels, on est présents » expliqua-t-il. Il remit à son vieil ami et élève le diplôme d’honneur en tant que « Compagnon fondateur du Céra », annonça sa proposition* de nomination au grade exceptionnel de 7e dan ainsi que celle d’Eric Lemercier au 6e dan, et décerna enfin à André la Tsuba d’or remise chaleureusement par Madame Floquet.

    Bien entendu, nos hôtes avaient prévu un petit présent pour Maître Floquet et un magnifique bouquet de fleurs pour Jacqueline Floquet et Ginette Tellier.

    stage national 6

    La soirée fut joyeuse. Les petites mains du club de Saint Léger firent un travail d’orfèvres pour fêter leurs 30 ans. Autour d’un verre, je papotai avec André et Sensei quand mon épouse m’appela pour me dire qu’elle regrettait de ne pas pouvoir être présente. André me taquina d’avoir une femme si aimante… S’il savait que sans elle, je n’aurais peut-être pas été là.

    *

    Je suis dans le train du retour. Je reçois, grâce à une merveille de technologie (la modernité n’a pas que des défauts !) un message d’André me demandant de faire le compte rendu pour son blog. À côté de moi, un voyageur regarde une vidéo sur sa tablette graphique. Il s’agit d’un cours de machin-jutsu… ça tape dans tous les sens, très vite, à coups de tanto, de tambo et de tonfa. J’appris un jour, par Daniel Dubreuil, que c’est Alain Floquet qui initia l’individu sur les images à la manipulation de ces ustensiles. Au bout de quelque temps, il disparut et fonda son machin-jutsu. Je pense à ma femme et à ce que le vieux Maître Mochizuki avait dit un jour : « Ceux qui oublient leur Maître sont, dans la hiérarchie des espèces, en dessous du chien car même un chien reconnaît toujours celui qui lui a donné à manger ». Je prends ma plume et commence : « La semaine dernière, mon poisson rouge est mort… ».

     

    Christophe GOBBÉ

    poisson rouge dans le bocal

     

    Stage National en Haute Normandie

     

    tsuba or

    * Maître Floquet peut légitimement décerner les grades de tous niveaux (de Yudansha à Kodansha) dans tous les pays où l'Aïkibudo est pratiqué sauf en France où l'attribution de grades est soumise à la législation. Les grades obtenus par examen doivent encore être confirmés et les Grades de Haut Niveau approuvés par une commission administrative spécialisée...