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    Je me suis initié aux mystères du Ju Jutsu il y a une cinquantaine d’années, en suivant les cours (par correspondance, il fallait le faire...) de Dynam Ju Jutsu. Ça fera 45 ans, au début du mois de septembre, que j’ai osé pousser la porte d’un club de Judo, prendre ma première licence et m’initier au judo puis au Karate et enfin à l’Aïkido Yoseikan.  

    Ceinture noire (1)

    Le 23 mars 2009, j’ai « fêté » le quarantième anniversaire de mon accession au droit de porter la ceinture noire. Alain Roinel recevait le 3ème dan ce même jour, il avait accédé au 1er dan le 27 juin 1963.

    Les 8, 9 et 10 mai, l’Aïkibudo va célébrer les cinquante ans de ceinture noire d’Alain Floquet.

    Voici la date d’entrée en Shodan des plus anciens de l’École : 

     

      Pas respectueux ? Ils ne sont plus des jouvenceaux, quand même !

     

    Je ne voudrais pas avoir l’air trop franco/français et oublier un des plus anciens d’entre nous : Raymond Damblant qui exerce son Art à Montréal. Il a passé son 1er dan d’Aïkido Yoseikan au stage de Royan animé par Charles Sebban en juillet/août 1966. J’étais titulaire d’un très modeste 3ème Kyu. Hiroo Mochizuki était venu faire une visite de courtoisie à la fin de la première période, j’avais eu le privilège de lui servir de Uke, passant de la terreur (allait-il me pulvériser les poignets ?) à l’émerveillement (des techniques passées tout en fluidité !). Ce doit être à l’occasion de sa visite que fut organisé le passage de 1er dan auquel se présentaient le docteur Poli dont j’ai oublié le prénom et Raymond Damblant. J’avais l’impression de voir des géants que je n’osais même pas approcher. Après avoir observé leur prestation, j’avais définitivement remisé aux calendes grecques le projet de fermer un jour mon keikogi avec une ceinture noire. Mythique ceinture noire ! Elle nous paraît si inaccessible, réservée à des êtres d’exception, à des géants, quitte à me répéter. J’y suis pourtant parvenu deux ans et demi plus tard. Et j’ai fait la connaissance de Raymond Damblant à Montréal en 1989. En fait, je suis plus grand que lui.
     

    Ceinture noire (1)

    Que représentent toutes ces années passées sur le tatami à suivre la Voie des Arts Martiaux ? À quoi ça sert de répéter sempiternellement les mêmes gestes, les mêmes enchaînements ? Que sont devenues ces centaines, voire ces milliers de personnes qui nous ont accompagnés pendant quelque temps puis ont changé de chemin ?

    En fait, arrivé au crépuscule de mon existence, je ne me pose plus guère de questions. Je ne me pose plus guère ces questions. Je suis pris de boulimie pour ce que j’avais toujours tendance à repousser : le Kata. Je suis épris de liberté. Je refuse les contraintes imposées, je suis assez conscient pour connaître mes limites et contrôler mes pulsions. Mon Aïkibudo est évolutif. C’est un mode d’expression et un moyen de progression.

    Pour devenir un interprète convenable avec un instrument de musique, il sera bon que j’aie des notions de solfège, il sera surtout nécessaire que j’acquière la technique. Pour affiner mon jeu, je devrai répéter et encore répéter des arpèges, jusqu’à les dépasser, les oublier, jusqu’à ce que la souffrance ait laissé place à la fluidité...

    En fait, je considère que notre pratique correspond à la connaissance et à la compréhension de trois éléments :

    - l’histoire : un groupe qui cesse de connaître son histoire disparaît. La connaissance de notre histoire est essentielle à la compréhension de notre Art, à sa survie et à son développement, qu’il s’agisse de la grande histoire événementielle, avec ses grands hommes et ses grands combats, ou de la petite histoire locale avec ces personnages secondaires sans qui la grande histoire n’aurait pas eu lieu.

    - la mythologie : quand l’histoire est mal ou pas connue, les membres du groupe rêvent un monde idéalisé, créent des événements mythiques auxquels ils finissent par croire plus qu’aux faits réels... Les rumeurs, les divagations, les ratiocinations deviennent vérités... L’Art devient religion (du latin religere, relire) autrement dit une répétition passive de rites incompréhensibles pour les adeptes mais qu’ils croient nécessaires pour se relier (du latin religare, autre étymologie du mot religion, la préférée des religieux) au grand Maître...

    - le vécu : c’est en arpentant physiquement la Voie, en suant, en travaillant avec opiniâtreté qu’on avance, qu’on progresse, pas en se contentant de spéculations intellectuelles ou de se laisser guider par un initié qui nous tient par la main. Ce n’est qu’après avoir maîtrisé son corps qu’il devient possible d’accéder à la spiritualité. C’est le sens des Kata qui ne sont pas chargés de connaissance secrète, comme tendraient à le croire les gens trop crédules, mais qui exigent de ceux qui les pratiquent un polissage permanent jusqu’à approcher la perfection. Et dès qu’on croit atteindre cette perfection, un nouveau détail à améliorer est le point de départ d’un nouveau cycle de polissage... Le but ultime consiste à se détacher de ces enchaînements parfaits pour donner libre cours à son imagination... C’est la nature de l’Aïkibudo qui, évolutif, redonne à l’individu, après des années de pratique assidue et consciencieuse, cette liberté ludique qui est l’apanage de l’enfance.

    Il n’est pas nécessaire de croire en la transcendance pour développer sa spiritualité, croire en une divinité n’est pas nécessaire pour se hisser à un niveau de conscience plus élevé. Tout artiste, tout artisan qui cherche à atteindre la perfection dans son Art ou dans son métier, tout ouvrier qui se concentre totalement dans l’exécution de son ouvrage ne peut pas éviter d’être interpellé par des considérations spirituelles.

    Ceinture noire (1)


    Et alors, me direz-vous, après tout ce bavardage, 40 ans, 50 ans de ceinture noire, qu’est-ce que ça représente, pour vous ?

    Toutes ces années accumulées m’ont graduellement conduit dans le monde des « vieux », des anciens disent ceux qui parlent politiquement correct. J’ai droit à mon petit colis de Noël et je pourrais même participer gratuitement au « banquet des anciens » si j’avais envie de passer une journée avec une bande de vieux radoteurs...

    Au Japon, l’éducation étant encore imprégnée de Tradition, le rapport aux personnes âgées est différent. Un jeune pratiquant sait que ce qui lui manque le plus est l’expérience et qu’il la trouvera auprès d’un vieux Maître. Pour compenser la baisse progressive de sa condition physique, le pratiquant chevronné a appris à affiner le sens du « timing », le placement, l’esquive, la fluidité, la précision... Les jeunes Budoka souhaitent emmagasiner des techniques, éprouver leur force, éprouver l’excitation de la compétition... Le vieux Maître peut leur apporter tout autre chose, ce qui ne peut s’acquérir qu’avec l’expérience : les sensations. En s’entraînant avec un ancien, en renonçant à éprouver sa propre force face à un partenaire à la condition physique plus modeste (en principe !), le débutant recueillera tout le bénéfice d’un travail en sensation qui lui apprendra comment utiliser sa force « intelligemment ».

    En France, les enseignants dissèquent avec une précision chirurgicale les techniques qu’ils enseignent. Et pourtant, on s’aperçoit qu’il y a autant d’interprétations que de « Maîtres »... Tout n’est qu’un problème de perception. Ce qu’on perçoit n’est pas la réalité mais une reconstitution effectuée par notre cerveau de prédateur : vision en relief dans un angle frontal très étroit, ce qui impose un balayage constant de l’environnement pour élargir ce champ de vision en relief, et une large vision latérale adaptée à la détection des mouvements.

    Notre culture de ce début du XXIe siècle est basée sur l’audiovisuel : la lecture s’effectue essentiellement sur écran, de TV ou d’ordinateur. Dans la vraie vie, le regard doit aller chercher l’information, d’où ce balayage décrit plus haut et la vigilance constamment mise en éveil par la vision latérale. Mais dans la vie virtuelle, c’est l’information qui vient au devant. L’écran zoome sur le détail que le spectateur doit remarquer pour s’intéresser à l’intrigue.

    L’humain du XXIe siècle risque de perdre sa vision latérale et peut-être sa vision en relief en négligeant ses facultés de balayage... Combien d’élèves zappent pendant les démonstrations. Ils ont besoin d’explications, de précisions... tout de suite oubliées car stockées dans la mémoire à court terme, donc volatiles.

    L'époque n'est plus la même et la situation a changé. À l’époque des Sensei, on n'enseignait pas la véritable technique. Occasionnellement, l'espace d'un instant, le Maître la laissait jaillir. Mais il ne donnait jamais d'explication. « Si c'est une chose que vous pouvez voler, alors volez-la ! Si vous réussissez à saisir une chose vous pouvez la garder. » C'était ce type d'enseignement. Il ne disait jamais : « Il faut prendre la main comme cela, on fait comme ceci. » C'est pourquoi chacun a fait des choses différentes. « Essayez de voler ma technique si vous le pouvez! ». C'était sa seule façon d'enseigner. Les gens qui venaient étudier avaient tous des niveaux différents. Ce qu'ils pouvaient voir était différent. C'est pourquoi les techniques sont aujourd'hui si différentes. Ce n'est pas que le Sensei enseignait à chacun des choses différentes mais que les gens ne voyaient pas la même chose en fonction de leur propre niveau, de leurs propres références, de leur culture... (d’après une interview de Kondo Katsuyuki, actuel Soke de Daito Ryu)
    Cette forme d’enseignement aurait bien du mal à s’imposer à notre approche analytique mais notre méthodologie pédagogique risque de noyer l’essentiel dans un débordement de précisions et de détails. Quarante années d’expérience d’enseignant m’ont appris à expliquer avec précision les bases, ce qui n’est pas encore l’Aïkibudo mais le « B.A.BA », et à faire découvrir par les sensations le mouvement, l’Aïkibudo « évolutif », global.

    En fait, toutes ces années à « vivre Aïki » m’ont aidé à acquérir de la fluidité dans mes rapports avec les autres et peut-être aussi plus de « tranchant » quand il s’agit de conclure...

    J’ai trouvé intéressant de demander à 45 pratiquants de tous niveaux, de tous âges, de toutes origines leur point de vue sur la ceinture noire...

     

    Ceinture noire (1) 

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