• Quand j'ai rencontré Alain Floquet

     
    C'est le matin du 23 mars 1969, j'étais papa d’un petit garçon depuis la veille au soir à 22 heures, que je me suis présenté à l'examen pour le premier dan au Dojo fédéral, rue du Faubourg Saint-Denis...
    Je crois que je fis une très bonne impression en Randori, j'appliquais systématiquement Mae et Ushiro Hiji Kudaki d’instinct, avec assez d’aisance et d’efficacité. Ces techniques n'étaient pas au programme mais je les avais beaucoup subies et pratiquées avec mon professeur qui préparait son 2e dan. Par contre, mes connaissances des différentes formes de Kote Gaeshi ou du Ma Ai étaient si évasives que je repartis recalé, vexé et décidé à abandonner.
    Au milieu de la semaine, j’appris que j'avais été repêché. La raison ? Tous les candidats provinciaux et une bonne part des Parisiens avaient été renvoyés à leurs chères études. Pour aider au développement des clubs de province, il fut décidé en haut-lieu de revoir le barème, ce qui me mit sur la liste des lauréats. Je repris donc l'entraînement avec dynamisme après avoir teint mon Hakama en noir.
    En juin, j'accompagnai un "vieux" condisciple (il devait avoir 40 ans…) qui se présentait à son tour. Il n'était vraiment pas bon et je ne me faisais guère d'illusions quant au résultat. Il s'effondra pendant l’épreuve et devint incapable de distinguer Shiho Nage de Kote Gaeshi.

    Quand j'ai rencontré Alain Floquet

    Il était interrogé par un jeune homme qui, à force de gentillesse et de patience, parvint à lui faire exécuter des démonstrations très convenables, comme jamais il ne les avait faites et il fut finalement admis. J’étais agréablement surpris... Je retrouvai, parmi les spectateurs, un de mes partenaires du 23 mars.
    « Il est vraiment bien, cet examinateur. Je ne l’ai jamais vu. Il n’était pas là, à notre passage
    -  Non, il devait diriger un stage à l’étranger. C'est Alain Floquet, il a reçu son 5ème dan. »
    Du 15 juillet au 15 août, je suivis le stage de Royan, sous la direction d'Hiroo Mochizuki qui s'occupa tout particulièrement de ma progression et me fit absorber tout le programme du 2e dan. Il corrigea patiemment mes nombreux défauts, me fit comprendre la notion de Ma Ai, m’enseigna toutes sortes d'éducatifs, m'apprit le Tai no Kata, m'initia au maniement du Bokken, au Gen Ryu no Kata et au maniement du Bo...
    J'ouvris mon premier club à Malaunay, le 16 septembre, dans une salle repeinte, chauffée, avec douches, WC, vestiaire..., c'est du moins ce qu'assurait la presse locale. Il s'agissait en fait d'un baraquement scolaire désaffecté de soixante mètres carrés au sol, vestiaire compris, avec trois mètres de hauteur sous plafond, mais avec des radiateurs aux infrarouges qui pendaient au ras de nos têtes! Quant aux douches, elles étaient brutes de ciment et à l'abri du chauffage...
    Ce premier soir, j'avais à affronter douze élèves plus ou moins goguenards, me semblait-il, Malaunay ne se situait pas pour rien dans la redoutable banlieue ouest! J’étais amené, pour la première fois de ma vie, à faire preuve d'autorité vis-à-vis d'adultes et à montrer à de jeunes gens musclés que j'étais plus fort qu'eux. Malgré un trac viscéral, j'y parvins.
    J'étais assisté de Guy et Daniel, titulaires du 1erkyu. Ma femme, 6ème kyu, ma fille, un an et demi, Pollux, cocker du même âge et mon fils, six mois, étaient de la fête, les bébés dans leur berceau, dans le vestiaire, le chien à mes côtés pendant le salut, faisant une léchouille à chacun pendant l'échauffement et au bord du tatami pendant le reste du cours.
    J'avais établi une progression très rationnelle et je préparais mes cours aussi soigneusement que ma classe : chaque série d'exercices était minutée et rigoureusement adaptée au niveau de chacun, 6ème kyu, la majorité des élèves, et 1er kyu, mes assistants. Je tenais vraiment à ce que chacun tire le plus grand bénéfice de la séance.
    Si le premier trimestre fut essentiellement consacré à l'étude des Te Hodoki, j'introduisis quelques techniques dès le mois de novembre. Ainsi arriva le tour de Shiho Nage. Je le démontrai avec mon premier assistant, Daniel. Pas de problème, nous étions déjà de vieux compagnons de route. Puis j’allai prodiguer mes conseils aux élèves.
    Je remarquai un jeune garçon très souple, Dominique. Je lui porte Shiho Nage, il tourne. Je recommence, il retourne. Perplexité! Je croyais que ça marchait à tous les coups ! Œil narquois de Dominique. On recommence. Je porte un solide atémi, j’emmène son bras en l'étirant, coude en porte-à-faux, clé sur le poignet. J'entre. Pivot sur place. Dominique est groggy. Je sais dorénavant faire Shiho Nage.
    Un autre soir, c'est le grand Jack qui pâtit. Il avait le bras raide. Je ne le savais pas. Je croyais que tout le monde avait, comme moi ou comme Dominique, le bras hyper souple. J'entre Shiho Nage. Ça coince. Je force. Ça craque. Et une entorse du coude, une! Je devenais un individu respectable !

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    Puis ce fut l’initiation à Yuki Chigae. Ça, je le passais assez bien. Jusqu'au moment où j'eus à le démontrer sur Achemir. C'était un grand Kabyle, immense, musclé comme une statue grecque. Un superbe athlète. Ce soir-là, donc, je le lui portai de façon très académique. Il me regarda en souriant et descendit son bras sans plus de difficultés que si j'étais un gamin de six ans !
    Je recommençai. Dégagement, entrée de la technique. Au moment où il allait contrer, je lui balayai brusquement les deux pieds. Colosse aux pieds d'argile, il chuta brutalement. Nous étions, hélas pour lui, tout près du mur, il s’y cogna la tête et fut à moitié assommé.
    Quand il se releva, il me salua très respectueusement et reprit l'entraînement. Soudain, ma petite fille se mit à pleurer doucement dans le vestiaire. Achemir se précipita pour la bercer. Tant qu'il resta en France, il fut un fidèle du club et préposé au berceau.
    Une autre fois, nous travaillions les esquives avec des poignards en caoutchouc. Achemir, l’œil féroce, attaqua une jeune pratiquante, Véronique, qui poussa un hurlement strident et courut s'enfermer dans les vestiaires dont elle ne voulut plus sortir.
    Notre section prenant du renom, des "petits" loubards de la ville voisine vinrent s'inscrire. L'un d'eux, Philippe, un grand échalas chevelu et pas très soigné, m'indisposait tout particulièrement. Je sautai sur la première occasion pour lui coller une bonne raclée. C'était un bagarreur connu et je ne lui laissai pas le temps de montrer ses talents, en quelques secondes, il était ficelé, empaqueté, à plat ventre.
    Quelle ne fut pas notre surprise, au cours suivant, de le voir arriver habillé avec élégance, cheveux courts et cravaté! Il avait jeté aux orties sa défroque de petit voyou et allait m'accompagner pour un long bout de route. J'avais gagné un disciple.

    Quand j'ai rencontré Alain Floquet

    Mars 1970. Juin 1970. Deux passages de 1er dan malheureux pour mes assistants, Guy et Daniel. Nous n'étions peut-être pas très bons, mais les membres du jury parisien furent antipathiques à souhait et montrèrent que les "paysans" normands n'étaient pour eux que du menu fretin. Si en mars j'étais d'accord avec le résultat, car mes candidats n'étaient vraiment pas au point, la deuxième fois j'exprimai hautement ma désapprobation et adressai une lettre de réclamation au président de la section Aïkido de la FFJDA, qui était aussi, je crois, quelqu'un de très important au secrétariat d’État à la Jeunesse et aux Sports !
    Nous étions devenus des habitués du Dojo National. Nous participions à tous les stages du dimanche et, le premier jeudi de chaque mois, nous allions assister au cours de Hiroo Mochizuki : départ à dix-neuf heures et retour vers trois heures du matin! C'était épuisant et ... coûteux et nous n'avons pas pu recommencer la saison suivante.
    Un stage fut organisé au CREPS d’Houlgate, au mois de mai. Des stagiaires des deux écoles, Yoseikan et Ueshiba, devaient y participer. Il fallait donc trouver un expert qui soit accepté par tous. Mi-chèvre, mi-chou, en quelque sorte. Notre responsable administratif connaissait bien deux cascadeurs qui vivaient un moment de célébrité et sollicita leurs services… Et nous voilà à Houlgate. Nous étions hébergés dans des bâtiments plutôt vétustes, mais la jeunesse accepte tout! Réunion avec les deux maîtres pour décider de l'emploi du temps. Ils nous proposent deux cours d'une heure et quart par jour. Nous attendions au moins deux cours de trois heures plus l'entraînement du soir. Les deux maîtres marchandent à une heure et demie. Nous protestons énergiquement. Les deux maîtres trouvent qu'ils sont vraiment mieux logés à New York ou sur le paquebot France, snobent l'auberge et plient bagages sans nous prévenir.
    L’organisateur, peu fier, ne jugea pas utile de nous en aviser. C'est ainsi que nous attendîmes vainement les maîtres et que, pour la première fois, j'animai un stage dont j'aurais dû être l'élève. Et en plus, je chaperonnais un groupe de minettes mineures. C'est fou le temps que j'ai pu passer à les récupérer dans les chambres des beaux futurs profs de gym ! Quel métier !
    En juin 1970, ce fut notre première démonstration au titre de l'Amicale de Malaunay. J'avais introduit une nouveauté lors de cette démonstration : le Kobudo! En effet, Hiroo Mochizuki avait publié au début de l’année un petit livre : Les Arts Martiaux Traditionnels, où étaient présentés succinctement, mais avec de jolies photos, le Iaï Do, le Naginata Jutsu, le Bo Jutsu et le Tanto Jutsu.
    Nous fûmes particulièrement séduits par le Naginata Jutsu et notre décision fut immédiate, nous allions travailler ce Kata et le présenter en démonstration.
    Daniel, qui était fort habile, entreprit de fabriquer un Katana et une Naginata. Il nous manquait les dimensions. Guy possédait un ouvrage en anglais, donnant les côtes du Katana, en pouces, bien sûr. Il suffisait d’effectuer les conversions en millimètres.
    Il semblerait qu'il y ait diverses sortes de pouces, car il sortit de nos calculs un énorme cimeterre en acier inoxydable, avec Tsuba assortie en bronze et Tsuka en rondelles de cuir. La lame de la Naginata était dans les mêmes proportions. Qu'importe, nous présentâmes notre numéro et le public fut impressionné, surtout quand l'énorme Katana se planta lourdement dans le plancher suite à une fausse manœuvre, ou quand la redoutable lame de la Naginata me frôla la gorge !
    Très actif, acceptant de faire des démonstrations à toutes les rencontres de Judo, je fus très vite apprécié par la direction régionale de la FFJDA.
    Le 16 juin, je fus convoqué aux Assises Annuelles de la Ligue de Normandie où je fis la connaissance de notre représentant national auprès du secrétariat à la Jeunesse et aux Sports qui tenait à me rencontrer et à me faire savoir qu'il comptait donner suite à ma lettre de réclamation qu’il avait bien reçue.
    Il me répondit effectivement le 6 août. Dans cette lettre, il m'apprenait que, après examen des notes du dernier passage de grade, il déclarait Guy reçu au 1er dan, que Daniel pourrait se représenter à un examen organisé en Normandie, devant un jury dont je ferais partie et sous la responsabilité d'un 2ème ou 3ème dan et que nous aurions droit à un stage de trois jours au CREPS d'Houlgate.
    Lorsqu'il me fut demandé quel expert je souhaitais pour diriger ce premier stage de Ligue,  je désignai sans hésitation Alain Floquet, ce monsieur que je n’avais entrevu qu’une fois mais dont j'avais apprécié le contact humain.
    Le 21 novembre 1970 à vingt-et-une heures se tenait, dans la salle omnisports de Malaunay, notre premier Gala des Arts Martiaux. Nous avions invité la section de Judo de Malaunay et la très forte section de Karaté de Petit-Quevilly.
    La presse invitait le public à venir admirer « la subtilité et le cérémonial du Judo, l'insoupçonnable puissance contrôlée du Karaté et l'efficacité déconcertante de l’Aïkido... »
    Mais les karatékas se firent attendre et ne vinrent pas.
    Mais le professeur de Judo avait mal au genou et ne put monter sur le tatami.
    Mais les Malaunaysiens avaient oublié de se déplacer et le public était constitué des parents des "acteurs" et de quelques personnes qui s'étaient trompées de date et croyaient que c'était le spectacle des majorettes.
    La trac faisant son effet, il y eut un couac dans notre démonstration soigneusement mise au point. Mon partenaire céda à la nervosité, j'y laissai le ligament de l'épaule droite et gagnai un baromètre perpétuel, appelé vulgairement subluxation acromio-claviculaire, qui vous annonce la pluie longtemps à l'avance, ce qui n'est pas difficile, direz-vous, dans notre bonne Normandie où le soleil est signe de pluie!
    La presse locale fit toutefois un compte-rendu dithyrambique et n'hésita pas à écrire que « pour les Malaunaysiens, ce fut une nouvelle occasion de faire connaissance avec différentes disciplines sportives ».
    J'avais un certain trac, le matin du vendredi 11 décembre 1970, quand, dans la cour du CREPS d’Houlgate, je vis descendre de sa VW coccinelle verte un  jeune homme mince et au visage d'une pâleur très...  parisienne. J'étais en quelque sorte responsable de la réussite ou de l'échec du stage et le monsieur ne payait pas de mine.
     

    Alain Floquet allait porter une énorme responsabilité dans l'avenir de notre Aïkido en Normandie, car si je le connaissais à peine, il n'était plus un inconnu dans ma région, où il avait déjà été appelé à diriger un stage d'initiation à Houlgate, lors d'un séminaire de professeurs de Judo, pendant l'été précédent. Sa virtuosité et, disons-le, son magnétisme, avaient magistralement démontré que notre Art n'était pas une fumisterie pour judokas en retraite. Il avait enthousiasmé les plus jeunes stagiaires, ouvert des perspectives lucratives à d'autres, et aussi inquiété les plus obtus : l’Aïkido allait-il s'implanter en rival du Judo ?
    Dès le premier jour, un courant passa, une forte sympathie très vite devenue cette amitié qui ne s’est jamais démentie. L’ambiance de ces trois jours fut tout simplement conviviale. Je crois que chacun fut séduit par le jeune expert et, à l'issue d'une brillante démonstration devant les élèves du CREPS, le samedi soir, il n'était plus personne pour douter de ce que notre Art fût une grande chose et que monsieur Floquet fût un grand monsieur.
    Malgré ma blessure à l’épaule, je m'appliquai à peaufiner mes connaissances du programme du 2ème dan dans l’espoir de me présenter à la fin de la saison suivante. Pourquoi Alain Floquet insista-t-il pour que je me présente là, à l’issue de ce stage? Mon épaule me faisait encore souffrir et j'avançais cet argument pour me défiler !
    Le soir du samedi 12 décembre, je fus mis en demeure de dire oui ou non, et je répondis p'têt' ben qu'oui, p'têt' ben qu'non. Le dimanche matin, au petit déjeuner, j'annonçai non et le Maître me répondit que j'étais désagréable, que les formulaires d’inscription étaient prêts, que je n'avais qu’à me présenter à neuf heures et que tout serait fini à neuf heures vingt.
    Belle promesse! En fait de formulaire, il n’y en avait jamais eu. À onze heures trente, mon pauvre partenaire subissait sa trois centième et dernière chute puis le Maître sortit se détendre ! À onze heures quarante-cinq, le responsable administratif vint annoncer le résultat. J’étais reçu.
    Le cercle des disciples d'Alain Floquet venait de s'agrandir. Dorénavant, au moins une fois par mois, je me rendis au Dojo de l'Association Sportive de la Police Parisienne, situé alors dans un sous-sol de la rue Massillon, près de Notre-Dame de Paris. Et ceci est une autre histoire...

    Quand j'ai rencontré Alain Floquet

     
      
     
     
    « bilan du cours du 14 mars 2007De 1971 à 1975 : s'aguerrir… »