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Force, vitesse, souplesse
Quand on aborde la pratique des arts martiaux à mains nues, on commence par mobiliser sa force. Force contre force, rappelez-vous vos premiers Shinogi ! Les costauds y trouvent leur compte et résument leur technique à l’usage de leur puissance, éventuellement avec brutalité. Ça marche, même si c’est fait n’importe comment, tant qu’ils font face à des adversaires moins forts qu’eux.
Certains sont doués de vitesse. Ils réagissent très vite, se placent très vite, effectuent leurs techniques très vite. S’ils ont en face d’eux des partenaires qui suivent même s’ils ne sont pas canalisés, qui chutent même s’ils ne sont pas déséquilibrés, ils ont l’illusion de réaliser des mouvements spectaculaires même si l’ensemble est brouillon, dépourvu de précision et ouvert à toutes sortes de contre-prises ou de Kaeshi Waza.
D’autres sont très souples et cette souplesse leur permet de souvent se tirer d’affaire, sous réserve qu’un gros costaud ne les ait pas fermement empoignés. Ils seront éventuellement de plaisants partenaires...
A priori, pas très costaud, pas très rapide, pas trop souple, je n’étais pas très doué pour les Arts Martiaux. Déjà, il y a 60 ans, les Judokas qui voulaient performer en compétition maniaient copieusement la fonte. Je me suis vainement risqué au culturisme. Vainement ! Au bout de 3 mois, le tour de mes biceps n’avait même pas progressé d’un tout petit centimètre !
À 19 ans, j’étais pourtant malgré tout raisonnablement costaud, moyennement rapide et relativement souple. Tout à fait moyen, en quelque sorte. Je me suis lancé dans l’étude du Jujutsu sans éprouver le moindre doute, excessif comme on peut l’être à cet âge. Cette naïveté me permit notamment, avant d’être expédié en Algérie pour participer à la défense des intérêts des riches colons, d'être très performant pendant les formations au close combat et même de mettre en difficulté le formateur, un très antipathique lieutenant spécialiste du combat rapproché .
Revenu sur les terres métropolitaines, je m’empressai de continuer ma formation sur le Tatami et non plus en autodidacte même si je garderai toujours cette façon d'aborder l'inconnu. Je suivis mes premiers cours de Judo où je fus considéré comme plutôt doué, je fus vite affublé d’une ceinture orange et jeté dans l’arène de ma première compétition. Premiers combats, premières rapides victoires avec Soto Maki Komi, trop facile, je finis par m'en désintéresser pour me tourner vers d'autres Arts Martiaux, d’abord le Karaté, trop ennuyeux, puis l’Aïkido Yoseikan, plus mystérieux.
Sommes-nous instinctivement brutaux ? D’emblée, les techniques furent pratiquées de façon statique et brutale, le Randori étant l’occasion de se défouler sans complexe. L’utilisation d’armlocks très secs obligeait les pauvres partenaires à bouger avant d’être plaqués au sol. Nous appliquions des règles élémentaires : armlock sur avant-saisies, pas d’armlocks sur saisies... mais même en Chika Ma, nous portions ces fichus armlocks, tant pis pour les coudes. Quand je participai à mon premier stage à Royan, du 15 juillet au 15 août 1966, sous la direction de Charles Sebban, l’ambiance sur le Tatami était tout aussi tonique ! Pas question de laisser paraître la moindre faiblesse. Titulaire d'un modeste 3e kyu mais en quête d'une pratique plus souple, je fus repéré par un candidat au 1er dan - on pouvait passer ce grade pendant les stages d'été - qui me demanda de lui servir de Uke.
La rencontre avec un arbre le 10 décembre 1966 à 20 h 30, près d’Isles sur Suippes, à quelques kilomètres de Reims, me fit perdre 2 litres de sang et disloqua ma colonne vertébrale des cervicales aux lombaires. Le déplacement de 3 cervicales provoqua l’inversion de la courbure puis un « cou de girafe », entraînant épisodiquement de terribles torticolis.
Ma courte absence du Tatami avait créé une sensation de vide parmi les autres pratiquants et mon retour les rassura. Mais ma force physique avait beaucoup diminué, je n’étais plus très rapide et ma souplesse s’était passablement dégradée. Et, surtout, je ne supportais plus qu’on touche ma nuque. Ce n’est que près de 15 ans plus tard que le docteur Alexandre, pionnier de l’ostéopathie à Rouen, parvint à me soulager de toutes ces tensions qui m’agressaient et me permit d'aborder une nouvelle étape de ma progression.
Sur le Tatami, le rentre dedans n’était plus d’actualité, il me fallait trouver une autre stratégie J'insiste sur le fait qu’à cette époque, loin de tout, avec un professeur très, très léger techniquement, nous fonctionnions en autodidactes, ce qui me convenait parfaitement et me donnait peu ou prou un rôle de leader.
Je réussis un très médiocre 1er dan le 23 mars 1969 et je me retrouvai pourtant chargé d'un nouveau club dès la rentrée suivante. J'avais suivi le stage annuel de Royan, du 15 juillet au 15 août, dirigé par Hiroo Mochizuki qui m'avait pris sous son aile et entrepris de corriger mes innombrables défauts, de m'initier aux Sutemi, aux grands Tai Sabaki, à un style "rond" et de m'amener au niveau du 2e dan. De retour en Normandie, je cherchai à appliquer dans notre pratique les Tsukuri, Kuzushi, Kake (entrée, déséquilibre, projection) effectués de façon séquentielle et... encore rustique. J'étais bien loin d'avoir tout compris !Épisodiquement, ma colonne vertébrale disloquée me rappelait à l'ordre. Je commençai à réaliser qu'il me fallait compenser ces accès de faiblesse par plus de précision dans mes actions pour limiter l'usage de la force. Ce n'était pas encore vraiment précis, mon bagage technique était encore trop léger et j'étais toujours dans une démarche autodidacte.
1970. Sur une attaque sincère, l’esquive devient convenable. Elle sera suivie d’un « pivot arrière » et accentuée avec un solide armlock.
En décembre 1970, le président de la région Normandie FFJDA nous offrit un stage de fin de semaine au CREPS d'Houlgate. Je demandai que ce stage soit animé par un certain Alain Floquet que je ne connaissais pas du tout mais que j'avais observé à l'occasion du passage de grades de juin 1969 et dont j'avais beaucoup aimé l'attitude.
Le jeune Maître m'apporta beaucoup durant ces 3 jours. Son style, un peu différent de celui de Hiroo Mochizuki, un peu plus court et plus soucieux d'efficacité, me séduisit et me mit sur la Voie de plus de précision et, bien que je fusse tout juste remis d'une luxation de la clavicule, il me fit passer le 2e dan le dimanche matin, examen au cours duquel mon partenaire subit 300 chutes...1971. Le progrès est notable même si la verticalité est encore approximative.
Au fil des années, j’ai eu la sensation du mouvement : plus de Tsukuri, Kuzushi, Kake mais un mouvement continu qui prend naissance dès l’entrée et s’achève avec la projection ou l’immobilisation de Seme. Le corps se déplace à la façon d’un gyroscope, stable sur le sol et déplaçant sa "verticalité" dans un mouvement circulaire. Pour le réussir, il faut oublier sa force d’opposition et la placer avec fluidité dans celle de Seme...
Au fil des années, s’appuyer sur une colonne vertébrale disloquée, avec des articulations rongées par l’arthrose et, pour finir, un genou en capilotade, ça ne facilite pas une pratique ample et efficace !
Pourtant, alors que j’avais déjà passé plus de trois quarts de siècle sur notre belle planète, quand je prenais Kamel comme Uke, il me regardait du haut de son 1,80 m et de ses 80 kilos tout en muscles et me disait avec un grand sourire : « Je n’y comprends rien, Sensei ! Je ne peux rien faire, je suis entraîné, je suis déséquilibré et vous me jetez comme un paquet ! ».
Le corps est plein de ressources. Il faut aller les chercher. Ce soir-là, je maintenais avec peine ma verticalité, mes lombaires ayant commencé à me trahir quelques jours auparavant, me faisant ressentir une douleur aiguë si je mobilisais la zone sensible. Je voulais démontrer qu'il était possible de porter Koshi Nage même quand tous les paramètres pour ne pas y parvenir sont en place.Décidément, le corps dispose vraiment de toutes sortes de ressources et si toutes les conditions "techniques" de l'entrée-esquive-canalisation sont réunies, si la précision est à l'abri de toute forme d'approximation, même si la courbure lombaire s'est effacée et donne l'impression d'un manque de verticalité, le mouvement est réussi.
L'arthrose a définitivement détruit le cartilage de mon genou droit et a donné à la jambe un angle bizarre, varus plus flexum pour les initiés, qui limite douloureusement l'aptitude à dessiner un mouvement irréprochable. Adieu donc, les Sutemi tout autant que les Koshi Nage. Mais comment s'empêcher de mettre ce pauvre genou à contribution ?Il me fallut accepter l'inéluctable, me faire poser un genou artificiel... Quand j'ai pu de nouveau m'entraîner, nous sommes entrés en confinement ! Et quand je remonterai sur le Tatami, quand notre incarcération due à la pandémie sera levée, c'est-à-dire quand l'état d'exception instauré par le gouvernement n'aura plus cours, j'aurai franchi le cap des 80 balais et je me trimbalerai avec un genou en ferraille depuis 2 ans...sans oublier le cœur qui s'offre une fuite mitrale !
J'aurai l'expérience de 2 années d'entraînement intensif avec un partenaire fantôme... Qu'en sera-t-il ? Réponse reportée à une date indéterminée. Ne soyons pas négatifs !
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7e dan FIAB 2011
2e dan FKSR 1986A.照り絵 / 七段 教士
Oublie tes peines et pense à aimer
あなたの悩みを忘れて、愛について考える
Anata no nayami o wasurete, ai ni tsuite kangaeru