• Démonstrations..

     

     Premier week-end de Juillet 1977

    À Saint-Léger-du-Bourg-Denis, c'était la « sacro » Sainte-Margot, LA fête populaire, haut lieu de saoulographie banlieusarde ! Jeune élu, pétri d'illusions, je pensai ajouter une note culturelle en proposant une démonstration d'Arts Martiaux le dimanche après-midi.
    En guise de préambule, avec mon copain René, le premier adjoint, nous avions proposé de tenir la buvette, le samedi... Vous avez dit saoulographie? Quelques pithécanthropes darnétalais s'enfilèrent entre cinquante et soixante-dix bières dans l'après-midi ! Le plus simiesque du lot partait dans les auto-tamponneuses avec six canettes en main, faisait un p’tit tour et revenait faire le plein !
    Le soir, après l'indispensable bal populaire, bagarre généralisée, règlements de comptes, paraît-il, entre des loubards des hauteurs de Rouen et ceux de Darnétal... Il fallut plusieurs fourgons de police et des bergers allemands pour ramener le calme.
    Dimanche après-midi, beau temps. Le tatami est installé sur l'herbe, derrière le champ de foire. Sont avec moi Bruno et Éric Lemercier, Jean-Marc et le jeune Éric G, que j'entraîne comme Uke.
    Le public, méfiant, s'est installé loin du tatami. Quelques courageux, cachés derrière des arbres, me crient des insanités. Éric G semble figé de terreur ! J'interpelle la foule :
     

    « Approchez-vous, venez vous asseoir près du tapis, vous verrez mieux et vous pourrez entendre mon commentaire. C'est ça... Attention, pas trop près, quand même, je ne voudrais pas que vous receviez un coup de bâton... Monsieur, oui, vous, près de l'arbre, approchez-vous, ne soyez pas timide... ».

    La foule, assise sous mes yeux, est calme. Pendant la démonstration, pas un lazzi, pas une réflexion malsonnante. Mais Éric G, toujours terrorisé, pèse des tonnes ! Soudain, un gorille complètement ivre surgit.

    «  Je veux essayer, je veux essayer...
    - Monsieur, si vous voulez monter sur le tapis, il faut vous déchausser.
    - Je veux essayer, je veux essayer...
    - J'entends bien, mais déchaussez-vous d'abord.
    - Uuuuh... Quoi, faut que j' me déchausse, ben merde alors ! »

    Il s'en va vers le bar, se consoler avec quelques canettes supplémentaires. Éric Lemercier repose le Bokken qu'il avait saisi subrepticement, Éric G respire. J'ai quand même senti une sueur froide perler le long de la colonne vertébrale.  

    Saison 1980/1981

    Une de nos démonstrations les plus drôles se déroula un samedi soir à Pacy-sur-Eure. Nous partagions le spectacle  d’un mini gala des Arts Martiaux avec un groupe apparenté au Tai Jutsu et l’équipe de maître Chinen, pour le Kobudo d’Okinawa.
    Il fallut déterminer l'ordre de passage. Le plus célèbre, maître Chinen, eut les honneurs de la dernière présentation. Et on tira au sort pour savoir qui passerait en premier. Ce fut le « Tai Jutsu ».
    Nous fûmes ahuris. Ils présentèrent de mauvaises chutes, de mauvais Te Hodoki, de mauvais Tai Sabaki, de mauvaises techniques, en fait ! Quasiment notre programme, mais mauvais, si mauvais. Accompagné de quelques mauvaises passes de Bokken. Et un commentaire aride, pédant, ennuyeux...
    Nous passions donc juste après. Passablement déconcentrés, nous avions difficilement retenu nos rires pendant leur exhibition. Je pris le micro et prévins le public que j'étais désolé, car ils allaient voir sensiblement la même chose, mais avec d'autres costumes (Les techniciens du Tai Jutsu étaient en tenue de Karaté).
    Je présentai donc mes diverses séquences presque dans le même ordre que les autres, faisant quelques comparaisons au passage. Le public ne s'y trompa pas et nous ovationna à la fin de chaque série. Maître Chinen applaudissait très fort, les Tai Jutsuka nous regardaient, déconcertés, et le chef faisait grise mine, d'autant que quelques-uns des siens applaudissaient à tout rompre.
    Quand ce fut fini, les Tai Jutsuka vinrent nous voir, étonnés, nous questionnèrent, ignorant tout de leur propre histoire. Mais le chef nous tourna le dos.
    Maître Chinen empilait soigneusement des tuiles qu'il devait briser de ses poings nus. Quand il posa délicatement la dernière, elle se brisa toute seule comme un biscuit sec... Heureusement, il tournait le dos au public qui n’avait rien vu mais les autres tuiles étaient solides et j’aurais été bien incapable de les casser comme il le fit ensuite.
    Il prit un poireau, une carotte, non point pour faire un potage, mais pour les débiter en fines rondelles avec deux faucilles aiguisées comme des rasoirs. Puis il fit tourner ses deux outils au bout de chaînes avec une habileté diabolique, les faisant siffler au ras de ses oreilles. De superbes numéros, des enchaînements très spectaculaires, du travail de professionnel.
     

    Saison 1984/1985

    Au mois de novembre, je reçus un courrier du président de la Ligue de Normandie de la Fédération Française de Judo et Jujutsu. La FFJJ organisait à Rouen les championnats de France de Judo toutes catégories et le CTR de la Ligue comptait sur moi pour une démonstration d’Aïkido et de Kendo. Il occupait ce poste depuis 15 ans et avait souvent fait appel à mes services au cours des années 70.
    Mais mon Art ne s’appelait plus Aïkido et je ne pratiquais plus le Kendo ! J'écrivis au président de la Ligue pour me récuser. Qu'importe, c'est moi qu'on voulait. J'allais donc présenter l’Aïkibudo et le Kobudo. Les affiches étaient prêtes. Tant pis, alors, à Dieu vat !
    Le 14 décembre 1984, mon équipe se présenta à la salle Lionel Terray. Les gradins étaient archi-combles. Combien de spectateurs? Deux mille? Cinq mille? Je ne saurais le dire. Je fus immédiatement saisi par le trac. Mes partenaires, Jean-Sébastien Cerdan, Éric Lemercier, Jocelyne Jaillot, Éric Cazaillon, comme d'habitude, étaient confiants. Mes partenaires n'ont jamais le trac. Je prends tout pour eux !
    Je me rendis à la table des officiels. Le CTR de la Ligue vint me souhaiter la bienvenue et me prévenir que nous devions passer vers vingt-deux heures trente.
    Veillée d'armes dans les vestiaires. Nous nous préparons lentement. J'ai retrouvé quelques vieilles connaissances. J'ai vu passer les hommes montagnes qui allaient se bousculer férocement pour tenter de gagner le titre suprême.
    J'avais le ventre noué. Un délégué en habit de laquais vint nous prévenir. « C'est à vous dans cinq minutes ! ». Nous remontâmes du sous-sol.
    Le public était surchauffé. Il me parut encore plus nombreux qu’au moment de notre arrivée. Nous nous dirigeâmes vers la table des officiels, vers le micro. Long cheminement au bord de l'immense tatami.
    Un officiel, une vieille connaissance, m'interpelle en zozotant :
     

    «  Est-ce que vous en avez pour longtemps? Il y a encore beaucoup de combats avant la finale...
    - Je peux partir tout de suite, ce n'est pas moi qui ai demandé à venir ! ».

    Le CTR apaise tout le monde d'un geste.

    « Ça durera ce qu'il faudra. Le public jugera... ».

    Et il annonça une démonstration d’Aïkido par maître Tellier !
    Je pris le micro. « Non, ce n'est pas de l’Aïkido que je compte vous montrer, mais de l’Aïkibudo. Je bafouille désespérément. Excusez-moi, j'ai un trac fou. Et le public est dans la pénombre, c'est angoissant. Je ne me suis jamais présenté devant tant de monde. Pardonnez-moi si je suis ému. Je vais essayer de vous expliquer ce qu'est l’Aïkibudo, puis je vous le montrerai avec des exemples concrets... ».
    J'emmenai le micro au milieu du tatami. Effroi à la table des officiels : « Ne nous cassez pas notre matériel ! ». Je n'entends plus. Ma voix s'est assurée. J'ai oublié le public. Je fais un cours à mes élèves.
    Jean-Sébastien attaque Tsuki Chudan. Quelques types de réactions, de l'atémi au Wa no Seishin. Applaudissements. Ah, oui, le public ! Il est partout, mes yeux se sont habitués à la pénombre. Les hommes montagnes n'ont plus leur sourire narquois et sont assis au bord du tatami. Que s'est-il passé ? J'ai été convaincant, sobre, clair. J'ai capté l'attention de cinq mille personnes ! Maintenant, je sens un fluide considérable qui me porte, comme ça m'est arrivé il y a dix ans, aux championnats de Normandie de Karaté.
    Nous passons à la démonstration technique. Pas ce qui est préparé. Pas de techniques de poignet, de bras, de corps, comme dans le plan prévu, non, des actions vraies, sincères, qui seront expliquées après coup. Je sens le sol élastique vibrer sous mes pieds. Jean-Sébastien attaque. Je l'ai sentie venir, cette attaque. Je l'ai voulue, provoquée. Est-ce cela le Sen No Sen? Le grand corps de Jean-Sébastien est absorbé, déséquilibré, enlevé, il se déplie, s'allonge, s'envole, dans un ralenti onirique. Déflagration du brise-chute. Je dois être submergé d'endomorphines. Jean-Sébastien se relève, attaque encore et encore, cherche à toucher. Je me sens invincible, hors de portée de toute erreur. Les techniques explosent.
    Ce fut un récital. Quand les derniers Sutemi furent portés, le public se leva et nous ovationna. Je revins sur terre. Je sus qu'il s'était passé quelque chose d'unique. Jean-Sébastien m'avoua qu'il n'avait pas compris. Il avait eu peur. C'était trop fort, ça allait trop vite. Et puis il avait senti que tout était parfaitement maîtrisé et il avait pris confiance, il était entré dans le jeu, à un rythme d'enfer. Moi, j'avais vécu cette séquence au ralenti. Nous avions tenu dix minutes ? Un quart d'heure ? Vingt minutes ? Quelques secondes ?
    Je sentis que j'étais essoufflé, en sueur. Je saluai le public avec mon partenaire, repris le micro, revins au bord du tatami. J'expliquai un peu ce qui s'était passé pendant que le groupe suivant se préparait. Tanto Jutsu. Randori. Kobudo. Une prestation parfaite. Près d'une heure de spectacle soutenu.
    Tout a une fin. Nous saluâmes pour sortir du tatami. Le CTR s’empressa de nous féliciter. La salle Lionel Terray vibrait encore sous les applaudissements. Nous suivîmes le petit chemin moquetté qui menait aux vestiaires. Et alors, une foule d'enfants m'entoura, brandissant des passeports sportifs. Je dus me livrer au rituel des autographes.
    C'était la première fois que je signais des autographes !
    « S'il vous plaît, précisez bien votre grade, dites que vous faites de l’Aïkibudo ! »...
    Les dirigeants du Judo nous invitèrent à rester, pour la petite soirée prévue à la suite des championnats. Je les remerciai. Pour moi, c'était fini. J'avais besoin de me retrouver seul.
     

    Saison 1989/1990

    « Les Arts Martiaux Traditionnels Japonais, du conte à la réalité ». C’est le titre d’un grand spectacle organisé à Saint-Léger-du-Bourg-Denis pour fêter les dix ans du club et mes vingt-cinq années de pratique des Arts Martiaux. Les répétitions se font le soir, à la salle polyvalente.
    Ces dernières années, j’ai subi de sévères épreuves, je suis de plus en plus fatigué et Pierre m’a emmené avec mon épouse passer une semaine dans le Poitou, pendant les congés de la Toussaint. De retour, je viens assister au travail des acteurs. Comme c’est étrange ! Je suis totalement en dehors de ce groupe. Une autre génération a pris place, jeune, inculte, pleine de certitudes.
    Séance de photos à laquelle je ne suis pas invité. Puis, avant même de commencer à travailler, pause casse-croûte. De petits groupes saucissonnent ou grignotent diététique, chacun dans son coin, copains de clubs rivaux, sans contact, sans communication. Où est passée la convivialité des repas communautaires? Je crains que ma région ne soit morte !
    17 novembre 1990. Quarante figurants, vingt rôles principaux, dix tableaux dont j’ai écrit le synopsis et que chaque club a mis en scène. Décors, costumes, musique, jeu des acteurs constituent une œuvre unique, grandiose.
    J’ai maigri de dix kilos, mes cheveux, ma barbe ont poussé et je figure assez bien le vieux maître de légende qui traverse les tableaux successifs, détaché de toute forme de gloire, indifférent face à la mort.

    Démonstrations..
    avant les répétitions
    Démonstrations..
    en scène
     En deuxième partie, je présente une démonstration d’Aïkibudo avec Éric Cazaillon. Les dimensions limitées de la scène nous obligent à un travail de haute précision, exigeant une grande souplesse et l’application de mouvements très sobres.
    Le public est hypnotisé. Le percussionniste, qui a magnifiquement illustré les tableaux historiques, n’ose pas intervenir, tant le rythme des techniques présentées se suffit à lui-même. Je me sens reconnu et accepté. C’est fini, nous saluons le public qui nous ovationne. Les figurants, agenouillés sous l’estrade, saluent à leur tour puis, sans se concerter, se tournent vers nous et nous saluent. Nous ! J’associe Éric à mon triomphe.

    Démonstrations..
    le tableau final

    J’ai l’impression que ce fut ma dernière démonstration. C’est du moins la dernière dont j’aie pris note. Probablement mon « chant du cygne ». Celles qui ont suivi auront été marquantes pour de jeunes partenaires faisant leurs premiers pas sur les planches mais, pour moi, elles ont été éclipsées par cette soirée du 17 novembre 1990...
    J’ai raconté tout au long de cet article des anecdotes vécues au cours de 25 années de cheminement. Je réalise que nous n’avions que 2 années de pratique et pas l’ombre d’un doute quand nous nous sommes livrés à nos premières expériences, en 1967 ! J’ai décrit mes joies, mes émotions, la magie qui nous inonde, les bouffées d’intense satisfaction, la subite sensation de puissance éprouvées au cours des démonstrations réussies qui ont emporté l’adhésion du public. Je n’ai pas parlé de ce qui se passe après, quand le soufflet retombe ou quand la démonstration a été un flop. Et toujours le doute qui revient, lot quotidien d’un jeune pratiquant trop enthousiaste, trop vite exposé à de lourdes responsabilités et aux illusions de la célébrité. Quant aux retombées...
    Je dis souvent qu'une expérience est unique, non renouvelable et ne sert qu’à la personne qui l’a vécue. Mais celle-ci est différente. Je crois qu'elle est valable pour tous, en tous temps et en tous lieux. Il faut et il suffit d’être sincère quand on s’adresse à des gens sincères et d’éprouver pleinement le plaisir de partager.
     


    coq-qui-court-2.gif* Je viens d’apprendre qu’un pou, en vieux français, désignait un jeune coq. C’était tout à fait ça !

     

     

    « Bilan du cours du 14 novembre 2007Démonstrations. »