• bilan du cours du 17 mars 2010

     

    ÊTRE ET PARAÎTRE

    Mercredi 17 mars 2010. Le printemps approche à grands pas et a déjà effacé toute trace de l’interminable hiver qui s’achève. C’est curieux, ce changement de saison m’investit de douces vagues de mélancolie, saupoudrées d’une sensation de fatigue cotonneuse. Dépression saisonnière, paraît-il. Elle survient en automne et au printemps. Rien à y faire sinon le vide quand on est seul ou jouir de petits riens quand on est entre amis... Ennui connexe : le corps s’est affaibli et il faut le ménager, prière de ne pas chahuter les antiquités.
    À 18 heures, je retrouve mes fidèles compagnons sur le tatami de Saint Léger du Bourg Denis. Moment quasi rituel, une heure de Katori pour le plaisir et s’amuser à râler contre les tenants du « faut faire comme ci » et ceux du « faut faire comme ça ». En fait, le vieux Sensei nous avait tout appris il y a 25 ans mais nous avons régulièrement oublié, dévié. Par inattention. Par paresse. Quand quelqu’un que j’apprécie rectifie mes gestes, je ne peux m’empêcher de dire : « Bien sûr, Sensei Sugino nous avait enseigné exactement ça ! ».
    Mon heure d’humilité est passée, les élèves présents sont des Yudansha plus un robuste kyu pas loin du niveau du Shodan.
    Au programme, la suite du dernier cours, je vais donner le cours que j’aurais dû donner la dernière fois mais que j’avais modifié parce qu’il m’avait paru nécessaire d’affiner les bases. Vous suivez ?
    Le thème est simple : stratégie du Randori, application de O Irimi sous forme de randori esquives, canalisations puis techniques, sur des entrées extérieures puis intérieures.
    Je mets un groupe de trois Yudansha au centre, je leur précise les consignes de l’exercice, j’observe les évolutions, je les commente et tout le monde se met au travail avec les nouvelles consignes.

    Randori esquives.

    O Irimi extérieur sur Tsuki Chudan alterné droite et gauche
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    Tori doit évoluer sans marquer d’arrêt pendant les 10 attaques successives. Stratégie : quand il esquive Uke 1, il oriente déjà son regard vers Uke 2 de façon à se trouver bien placé pour l’esquiver à son tour. Organisation de l’espace : il fait passer Uke 1 pour dégager son champ d’action vers Uke 2 ; s’il le bloque, il finit par s’enfermer.
    Ce n’est pas si simple, les entrées sont trop courtes, les grands ont les jambes raides. Si Uke n’est pas prêt à attaquer ou se trompe de côté d’attaque, Tori s’arrête au lieu de prendre l’offensive. « Il faut s’adapter ! On ne s’arrête jamais pendant un randori ou une démonstration, on s’adapte ! ». Pour obtenir un grand déplacement, je demande d’aller chercher l’épaule dans le premier temps puis de faire passer Uke 1 dans le deuxième temps, en fléchissant la jambe arrière et prendre appui sur cette épaule pour se projeter au devant de Uke 2, même si ce dernier n’est pas prêt, quitte à lui donner une claque pour le rappeler à son exercice.

    O Irimi intérieur sur Tsuki Chudan alterné droite et gauche.

    On retrouve les mêmes problèmes, je précise de nouvelles consignes, notamment le contrôle de la nuque.
    Ces exercices, simples avec deux Uke, réclament une autre attention avec trois adversaires. Uke a tendance à entrer dans une activité mécanique alors que son rôle est essentiel. La consigne est stricte : enchaînement d’attaques droite, gauche, droite, gauche... Quand il y a plusieurs attaquants, l’inattention de l’un d’eux casse la dynamique de Tori.

    Randori canalisations.

    O Irimi extérieur sur Tsuki Chudan alterné droite et gauche.

    C’est un classique. Il donne à Tori la sensation très valorisante d’être un clone de not’ bon Maître. Il s’agit d’envelopper le bras qui attaque et de projeter en posant le genou extérieur au sol. C’est beau et efficace, c’est de l’Aïkibudo... si c’est bien fait ! Parce que je m’aperçois que les Uke chutent sans y être contraints, parce que Tori ne porte pas d’armlock. Son entrée est trop courte. Son bras commence à envelopper celui de Uke au niveau du coude... aucune contrainte. Je demande d’entrer en donnant la sensation d’un coup de coude au visage, le bras s’enroule, le coude de Uke se trouve pris sous l’aisselle de Tori. Armlock. Chute obligatoire.

    O Irimi intérieur sur Tsuki Chudan alterné droite et gauche.

    Application de Kubi Otoshi, le genou extérieur se pose au sol. Comme pour l’exercice précédent, il s’agit aussi de tonifier les jambes. Sur une entrée intérieure, le bras libre est dangereux, il faut s’en protéger en contrôlant Uke avec l’avant bras, poignet au-dessus de la clavicule, puis la main appuie sur la nuque de Tori pour contribuer à la projection. Si l’entrée est trop courte, l’esquive est illusoire, Uke peut porter une attaque du bras arrière.
    La stratégie à développer est la même que dans le randori esquives : organisation de l’espace, mouvement continu jusqu’à la fin de l’exercice. Et ce n’est pas un concours d’apnée !

    Randori techniques.

    Shiho Nage sur Omote Yokomen Uchi alterné droite et gauche.
    Si la technique est bien appliquée, Tori se trouve bien placé pour entrer O Irimi sur l’attaque suivante.
    Je fais remarquer qu’un randori n’est pas un Kihon. Il ne s’agit pas de démontrer une forme académique mais d’évoluer de façon fluide, continue, en s’adaptant constamment à la direction de l’attaque. Tori doit effectuer le randori comme s’il s’agissait d’un seul mouvement ; de la première à la dernière attaque... et sans oublier de respirer !

    Kote Gaeshi sur Tsuki Chudan alterné droite et gauche.
    La consigne est simple : entrée O Irimi, armlock sur le 2ème temps, la flexion du poignet est portée avec la rotation des hanches en retour. Comme tout à l’heure, si la technique est appliquée convenablement, Tori se trouve bien placé pour entrer O Irimi sur l’attaque suivante... Mais ce n’est pas si simple, que de tics, d’habitudes incontrôlées, des hanches qui ne tournent pas, un pied qui recule, des pieds qui piétinent... combien de contre-pieds ! Et pas d’armlock, je ne vois pas d’armlock, ils ne savent pas ce qu’est un armlock ! Je vais leur faire voir ce qu’est un armlock !
    Bref, je saisis un poignet, je le guide pour placer le coude contre mon flanc, j’appuie pour porter l’armlock... Succession d’erreurs inexcusables. J’ai perdu mon calme. J’ai stressé mon partenaire qui s’est raidi, comme s’il avait besoin de ça... Il a remonté son bras, que je contrôlais trop légèrement et, quand j’ai porté l’armlock, son coude a pénétré comme un coin entre 2 côtes, à hauteur du sternum... Douleur aiguë... J’ai un instant de stupeur et, l’espace de 2 ou 3 secondes qui me paraissent très longues, ma voix s’enroue... J’ai très mal. Fracture de fatigue ? Déchirure du muscle intercostal ? Surtout que ça ne se voie pas. Il faut que le spectacle continue. Je dois rester MOI-MÊME.
    Je m’oblige à démontrer l’enchaînement, je reprécise les consignes et je propose l’application sous forme d’un randori en cercle. Uke doit savoir où se situe sa place dans l’ordre des attaques et quelle attaque il doit porter. Tori doit organiser son espace et orienter son Tai Sabaki en fonction de l’attaquant suivant...
    Je ne sais pas si Pierre a perçu quelque chose. À la fin du cours, il me propose de porter mes bagages jusqu’à ma voiture et j’accepte.
    Le retour est pénible, je sers les dents dans les virages. Je m’en veux de ce manque de contrôle, de ces petits incidents que je pourrais éviter avec un minimum de modération mais qui s’accumulent, cours après cours, et qui finiront peut-être par compromettre ma présence sur le tapis, à cause d’un désir infantile de paraître et d’être, tout à la fois. Être ou paraître ? J’ai choisi de préserver les apparences. Par respect pour mes élèves et aussi, un peu, par fierté, pour moi...  MOI ?
    Depuis quelques jours, je médite, parallèlement à la préparation de mes cours, sur les pensées de Pascal. J’essaie d’agrémenter mes comptes-rendus d’anecdotes ou de réflexions « philosophiques ».
    En général, je suis exaspéré par ces discours dont on nous rebat les oreilles sur toutes les ondes et toutes les chaînes. Ces messieurs, ces dames aussi, commencent systématiquement leurs phrases par : « Moi, je.. ». Moi, je, moi, je, comme si on ne le savait pas que cet important personnage est lui-même et pas un autre !
    « Le moi est haïssable » nous a dit Blaise Pascal*. Le nombrilisme est universellement partagé. Se préférer soi-même à toute autre chose n'épargne personne, y compris les plus généreux et les plus désintéressés. Il est plus aisé de paraître que d'être et d'être aveuglé que convaincu. Nous nous satisfaisons du vraisemblable alors que nous sommes rebutés par la quête du vrai.  
    Nous déployons plus d'énergie à fantasmer notre vie qu'à la vivre : « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et notre propre être ; nous voulons vivre dans l'idée des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. »

    Et l’Aïkibudo dans tout ça ? Je m’amuse à imaginer que si je m’étais rencontré quand j’étais jeune, je me serais probablement détesté. Je me serais considéré comme un petit prétentieux arrogant et insupportable. Parce que je suis un vieux con et que je n’aurais pas cherché à comprendre le jeune Budoka en route sur la Voie qui lui permettrait de devenir ce qu’il semblait s’efforcer de paraître. Un brin de jalousie, peut-être ?

    bilan du cours du 17 mars 2010

    Quand je rédige ces lignes, je peste contre la douleur pointue qui m’empêche de trouver une position relativement confortable, je repense à ce cours, à ces cours où je me suis efforcé de transmettre à mes élèves le plaisir que j’éprouvais à les avoir près de moi, attendant le plaisir de recevoir un peu de mon modeste savoir...
    Je lis et relis mon article, difficile travail de réécriture. Je me rends compte que je semble porter des jugements sévères sur mes élèves. Question de point de vue. Notre évolution se fait selon une spirale ascendante. À chaque palier, les bases sont revues à un niveau d’exigence accru. Je mets l’accent sur la vanité du Paraître (quelle grenouille ne s’est-elle pas voulue aussi grosse que le bœuf quand elle a été admise au Shodan ?) et je donne des pistes qui sont susceptibles de conduire vers l’Être.

    En fait, j’éprouve beaucoup d’amitié pour ces jeunes gens trop pressés, maladroits, qui se « la pètent » mais qui sont toujours là, désireux de progresser et pleins de respect envers leurs vieux Maîtres.
    Exigeant pour moi-même, je m’autorise à l’être pour les disciples qui expriment le désir de progresser et j’admets que certains se contentent de pratiquer pour le plaisir de passer un bon moment entre amis. « Il faudrait essayer d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple. » nous a dit Jacques Prévert.
    Je n’ai aucune sympathie pour ceux qui m’ont réclamé une médaille en chocolat à épingler sur leur apparence. Être ou paraître ? Être, évidemment ? Et s’il était judicieux de paraître quand les circonstances l’imposent ? Une autre fois, je traiterai le sujet « personnage et personnalité ».
    Dimanche, à Vanves, Tony, le Batave so British, a demandé à Pierre : « Tu n’es pas venu avec ton vieux ? Le mien n’est pas là. » J’avais des raisons meilleures que des prétextes pour avoir séché le stage. Alain est enfin arrivé, légèrement en retard, comme d’habitude. Tony a dit à Pierre : « Mon vieux est là ! » Et Pierre lui a répondu : « Moi, je suis orphelin... »
    « Tu as toujours 17 ans ! » me disait-il il n’y a pas si longtemps, quand nous faisions des duos de guitare ou au cours de nos longues randonnées avec l’âne Philibert. N’exagérons pas, mes courbatures me rappellent que je ne suis pas très loin d’avoir l’âge inverse. Pourtant j’ai toujours les mêmes aspirations, les mêmes rêves à concrétiser. Mes moyens limités m’ont fait et me font encore évoluer lentement, très lentement malgré les apparences et les flamboiements. Mais je m’efforce de progresser et de préserver mon apparence. Ce qu’on s’efforce de paraître révèle en transparence ce qu’on est susceptible d’être.
    Et l’Aïkibudo dans tout ça ? Si tu veux aller vite, marche seul. Si tu veux aller loin, marche avec les autres. (proverbe africain)

    Fiche technique : je vous l’ai donnée dans la trame de ce récit. Elle est succincte car les exigences sont au plus haut niveau quand il s’agit de maîtriser des concepts de base.

    *Le moi est haïssable. Ainsi ceux qui ne l'ôtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz vous ; car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités ; il est injuste en soi, en ce qu'il se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il le veut asservir ; car chaque moi est l'ennemi, et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

     

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