• 71 balais !

     


    Du plus lointain de ces 71 balais alignés, remontent des images un peu floues,
    un tourbillon d'expériences, de connaissances, de souvenirs où l'on pourrait se noyer...
    Rester à flot, à feuilleter le grand livre du savoir jusqu'à ce que Chronos y mette fin !

    Ce dimanche 13 mai 2012, dernier jour des saints de glace qui sont Mamert, Pancrace et Servais, comme chacun sait, j'ai pris pied dans ma huitième décennie, celle qui finit par... 80, devant un paysage éblouissant de givre qui étincelait sous un soleil déjà radieux. Je me suis levé à 6 h 45, une heure bien matinale pour un dimanche et pour un futur octogénaire (nous le serons tous mais certains plus que d’autres) mais, comme mon épouse a pris quelques jours de congé, Lara en profite pour passer le bout de son nez à la porte de la chambre vers 6 h 30, à croire qu'elle surveille la pendule, elle attend que je lui fasse signe et bondit sur le lit pour un quart d'heure de super câlin.

    71 balais !

    Ensuite, 71 balais ou pas, la vie continue et c’est la cérémonie du petit-déjeuner. Je prépare le café, c’est le plus long, puis un thé vert, ça aide à commencer la journée et pendant que ça passe ou que ça infuse, je m’occupe de Lara qui veille attentivement à que ça se fasse dans les règles de l’art : 150 g de croquettes véto adultes, un quart de tranche de blanc de poulet, qualité discount, pour le plaisir et un comprimé de super levure qui lui donne un poil brillant, une bonne odeur et qui, en plus, refoule puces et tiques.
    Je me fais griller une tranche du pain que j’ai préparé la veille avec ma vieille machine à pain et je prends le temps de commencer à revivre en écoutant France Inter et en lisant quelques pages d’un bon polard.

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    Vers 8 h, je relève ma messagerie, puis nous partons faire une marche « sportive » de 8 à 9 km. Avec ce beau temps frais, il ne faut pas la rater. De retour, c’est la douche, un petit coup de balai ou d’aspirateur... pourquoi je vous raconte tout ça ? Attendez, ce n’est pas déjà un caprice de petit vieux... vous ne sentez pas encore cette sensation paisible, proche de la zénitude ?
    C’est parce que, ce 13 mai, j’ai répondu à une foultitude de messages tout sympathiques, envoyés d’ici et d’ailleurs, d'au delà les mers, les montagnes et les océans, par la famille de l’École Aïkibudo.
    J’en ai retenu deux qui m’ont été adressées par des personnages souvent taquins mais aussi parfois capables de réflexion, voire même d’actions judicieuses et de beaucoup de cette amitié que je n’oserais qualifier de tendresse au risque d’irriter leur machisme natif.
    Le plus moqueur, Cricri, m’a dédié un proverbe autochtone, une remarquable leçon de sagesse qu’il serait peut-être bien qu'il méditât lui-même quand il se laisse aller au sarcasme.
    Ce proverbe nous dit : « La bûche qui est dans le jardin ne devrait jamais se moquer de celle qui est dans la cheminée ! » Quand j’étais écolier, notre vieux maître, le père Berthe, nous sermonnait parce que nous nous moquions souvent et sans pitié d’un chemineau local souvent entre 2 vins. Il nous disait : « Ne vous moquez pas de ce pauvre homme, vous serez peut-être comme lui plus tard ! ». Nous cessions pendant quelque temps de lui jeter des cailloux. Sales gosses !
    Inversement, il y a toujours eu des vieillards lubriques prompts à faire leurs avances à de jolies jeunes filles. Un des plus célèbres est Ronsard. Il n'était pas encore un grison quand il lorgnait les appas de Cassandre à 20 ans et je ne sais pas à qui il adresse ces vers peu connus en 1556, à l’âge de 32 ans mais il utilisait déjà une prosodie de petit vieux :

    Hé que voulez-vous dire ? Êtes-vous si cruelle
    De ne vouloir aimer ? Voyez les passereaux
    Qui démènent l'amour : voyez les colombeaux,
    Regardez le ramier, voyez la tourterelle,

     

    Voyez deçà delà d'une frétillante aile
    Voleter par le bois les amoureux oiseaux,
    Voyez la jeune vigne embrasser les ormeaux,
    Et toute chose rire en la saison nouvelle :

     

    Ici, la bergerette en tournant son fuseau
    Dégoise ses amours, et là, le pastoureau
    Répond à sa chanson ; ici toute chose aime,

     

    Tout parle de l'amour, tout s'en veut enflammer :
    Seulement votre cœur, froid d'une glace extrême,
    Demeure opiniâtre et ne veut point aimer.

     

    En 1656, Guillaume Colletet, âgé de 58 ans, aurait bien voulu séduire Claudine. Je ne suis pas sûr que c’est en lui annonçant sa future décrépitude qu’il est parvenu à ses fins... s’il y est parvenu :

    Claudine, avec le temps tes grâces passeront,
    Ton jeune teint perdra sa pourpre et son ivoire,
    Le ciel qui te fit blonde un jour te verra noire,
    Et, comme je languis, tes beaux yeux languiront.

     

    Ceux que tu traites mal te persécuteront,
    Ils riront de l'orgueil qui t'en fait tant accroire,
    Ils n'auront plus d'amour, tu n'auras plus de gloire,
    Tu mourras, et mes vers jamais ne périront.

     

    O cruelle à mes vœux ou plutôt à toi-même,
    Veux-tu forcer des ans la puissance suprême,
    Et te survivre encore au-delà du tombeau ?

     

    Que ta douceur m'oblige à faire ton image
    Et les ans douteront qui parut le plus beau,
    Ou mon esprit ou ton visage.

     

    Corneille aurait été le versificateur des pièces de Molière. Il a 52 ans quand il s’éprend de Marquise du Parc, quand elle faisait encore partie de l’Illustre Théâtre. Lui aussi fait assaut d’une galanterie qui ne manque pas de nous surprendre. On est quand même loin de l’amour courtois ou des métaphores des poètes méditerranéens ! Quand je pense que c’est un Rouennais...

    Marquise, si mon visage
    A quelques traits un peu vieux,
    Souvenez-vous qu'à mon âge
    Vous ne vaudrez guère mieux.

     

    Le temps aux plus belles choses
    Se plaît à faire un affront :
    Il saura faner vos roses
    Comme il a ridé mon front.

     

    Le même cours des planètes
    Règle nos jours et nos nuits :
    On m'a vu ce que vous êtes
    Vous serez ce que je suis.

     

    Cependant j'ai quelques charmes
    Qui sont assez éclatants
    Pour n'avoir pas trop d'alarmes
    De ces ravages du temps.

    Vous en avez qu'on adore ;
    Mais ceux que vous méprisez
    Pourraient bien durer encore
    Quand ceux-là seront usés.

     

    Ils pourront sauver la gloire
    Des yeux qui me semblent doux,
    Et dans mille ans faire croire
    Ce qu'il me plaira de vous.

     

    Chez cette race nouvelle
    Où j'aurai quelque crédit,
    Vous ne passerez pour belle
    Qu'autant que je l'aurai dit.

     

    Pensez-y, belle Marquise,
    Quoiqu'un grison fasse effroi,
    Il vaut bien qu'on le courtise
    Quand il est fait comme moi.

     

     « Peut-être que je serai vieille, répond Marquise, cependant J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille, Et je t'emmerde en attendant. », c'est du moins ce qu'imagina Tristan Bernard qui ajouta cette strophe aux Stances à Marquise dont Georges Brassens fit une chanson :

     
     

    En  1946, Raymond Queneau, dans son recueil L'instant fatal, publie un poème inspiré du carpe diem latin. Il fait allusion à l'Ode à Cassandre pour rappeler l'impermancence de la jeunesse et l'injonction à cueillir les roses de la vie. Ce poème fut mis en musique par Joseph Kosma en 1947. Je vous propose de l’entendre dans l'interprétation originale de Juliette Gréco :

    Et puis c’est par l’intermédiaire de Jean-Marc que Spinoza s’est invité dans mes messages d’amitié. « Le désir qui provient de la joie est plus fort, toutes choses égales d'ailleurs, que le désir qui provient de la tristesse. »
    Ce propos me paraissant obscur, j’ai fait appel à un maître en philosophie* qui m’a apporté son éclairage.
    « Le désir est l'essence même de l'homme, c'est-à-dire l'effort par lequel l'homme tend à persévérer dans son être. C'est pourquoi le désir qui provient de la joie est favorisé ou augmenté par cette passion même. Au contraire, le désir qui naît de la tristesse est diminué ou empêché par cette passion même ; et par conséquent la force du désir qui naît de la joie doit être mesurée tout ensemble par la puissance de l'homme et par celle de la cause extérieure dont il est affecté, au lieu que la force du désir qui naît de la tristesse doit l'être seulement par la puissance de l'homme ; d'où il suit que celui-là est plus fort que celui-ci. »

    71 balais !
    Mais, keskidi ?

    Après avoir lu et relu cette longue explication, je me suis efforcé d'essayer de donner ma propre explication en langage commun.
    Le désir né de la joie incline à donner, à s'additionner à l'énergie vitale, il crée un mouvement physique et spirituel.
    Le désir né de la tristesse se bâtit sur de la frustration, du dépit et ne crée qu'une forme d’opposition manifestée essentiellement par la force physique.
    « Ce n'est pas vraiment la question, vétuste Sensei.
    - C'est ma réponse, petit scarabée.
    - Et l’Aïkibudo dans tout ça, vénérable Sensei ?
    – Bokken ! (sabre de bois, en japonais, c’est un juron très ancien) Que viens-je de t'expliquer ? »

    71 balais !
    Alors là, j’ai tout compris.

    * On trouve d’excellents cours de philo grâce à Gogole. Le prof que j’avais subi jadis à l’École Normale avait réussi à me dégoûter de la philosophie en général et de Kant en particulier. Michel Onfray, André Comte-Sponville, Régis Debray, dont les ouvrages se lisent comme des romans, m’ont réconcilié avec cette discipline. Je vais de plus en plus fréquemment consulter leurs confrères sur la Toile. Je vais consacrer beaucoup de temps, au cours de ma huitième décennie, à m’ouvrir l’esprit, si c’est encore possible.

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    Les 7 piliers de la sagesse au Wadi Rum.
    Document dédié à Ben Oït qui se reconnaîtra.

     

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