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    Avez-vous entendu parler des « lendits scolaires » ? Voici un peu d’histoire : « Le pays est traumatisé par la défaite militaire de 1870.  La revanche organise les prises de décision. L’idée que la victoire allemande est due à la qualité de la formation des soldats allemands s’impose, ce sont les instituteurs allemands qui ont gagné la guerre. Donc c’est à l’école que va se préparer la revanche. A l’école communale primaire où tous les enfants sont scolarisés, le choix est mis sur des mouvements d’ordre. Les élèves sont alignés par groupes nombreux, plus de 50, dans un espace réduit (cours de récréation) et répètent  des mouvements d’ensemble présentés par un instructeur perché sur un plinth pour dominer la situation, l’accent est mis sur la rigueur avec laquelle le geste est répété et sur la coordination de l’ensemble. “Une bonne séance de gymnastique se reconnaît à la rigueur de l’exécution et au sérieux qui y règne”. La gymnastique de tradition militaire, les défilés au pas cadencés, complètent la formation. C’est l’origine des Lendits. »

    Puis survint la boucherie de 14/18 suivie de l’hystérie planétaire de 39/45. Les années 50 virent réapparaître les lendits. Dans chaque école de village, dans chaque cours complémentaire (c’était le collège des petits chefs-lieux de canton), on organise d’interminables séances de répétitions d’enchaînements de mouvements de bras et de jambes, toujours les mêmes et en cadence. Puis un beau jour, on rassemble sur un stade tout ce petit monde en chemisettes blanches et shorts bleu marine, devant un public de parents, tout émus et de notables du canton, tout rengorgés à la vue de ce spectacle de masse qu’on aurait apprécié dans les manifestations des républiques populaires.

    Je ne supportais pas ça. Déjà que je détestais les sports collectifs. Je ne pouvais pas faire les mêmes gestes que les autres, en même temps que les autres. Je trouvais ça ennuyeux, inutile, avilissant : je ne pouvais pas concevoir qu’on m’oblige à pratiquer une activité à laquelle je ne trouvais aucun intérêt.

    J’ai toujours détesté les mouvements de masse, les séances de maniement d’armes, les exercices collectifs, en ligne...  et la répétition sempiternelle des mêmes gestes jusqu’à plus soif. Alors, quand j’ai commencé à aborder la notion de Kata...

    J’ai commencé l’étude du Kenjutsu il y a... 40 ans ! Hiroo Mochizuki entreprit de nous enseigner Itsutsu no Kata dont il avait de vagues souvenirs et qui ne s’appelait donc que Kenjutsu en ces temps anciens. Nous étions loin du style Sugino... C’était un Kenjutsu de contact. Probablement très marqué de style Yoseikan. J’ai retrouvé mes notes de l’époque, sous forme de 2 fiches agrafées, j’ai malheureusement perdu la 3ème censée décrire la phase finale. En voici la copie : un document historique, auquel vous pardonnerez la méconnaissance du vocabulaire technique.

    KEN-JUTSU

    Cérémonial comme Kumidatchi

    TORI avance )

    UKE recule    ) 2 pas

    TORI arme Inno Kamae (intention de frapper yoko men)

    UKE frappe 2 fois men (armé sur l’épaule gauche) en reculant à chaque fois le pied droit.

    UKE avance   ) ..... marque tsuki à la fin

    TORI recule ) 2 pas -> puis manifeste de nouveau son intention d’attaquer

    UKE frappe men en armant sur l’épaule (déplacement normal)

    TORI bloque sur la droite en esquivant hiraki jambes fléchies et repousse UKE en arrière en tsubazeriai en avançant pied gauche – Uke fait 2 pas sautés vers l’arrière

    TORI arme Jodan ) Tori avance D-G puis prend la distance

    UKE arme Gedan   )  exacte en glissant G avec les orteils

    TORI frappe men en posant la pointe du pied droit

    UKE contre, hiraki à droite, sabre sur l’épaule gauche

    TORI enchaîne sur le même pas que Men un coup aux côtes en posant le pied

    UKE contre en abaissant le sabre de TORI grand nagashi D pivot (le sien pointe en l’air) et attaque de bas en haut sous le bras après avoir dévié le sabre de Tori vers l’extérieur et en avançant le pied gauche

    TORI esquive en reculant le pied droit, pivot du buste sens des aiguilles d’une montre, tsuka vers le haut il frappe sur la lame de UKE vers le bas et porte MEN

    Uke lâche la main gauche, abaisse le sabre le long du flanc droit, saute vers l’arrière (pied gauche en avant) et effectue hiraki à gauche. Il reprend le sabre à 2 mains et attaque men en reculant G et avançant D

    TORI pied D en avant en décrivant un cercle du sabre de D à G et bloque sabre incliné vers la D pointe en l’air. Il déplace légèrement le pied G vers l’avant G pour venir face à UKE qu’il repousse

    UKE saute de 2 pas en arrière et se retrouve genou G au sol, gedan no kamae

    TORI arme jodan, pied gauche en avant, et attaque MEN

    UKE esquive hiraki à D et bloque au dessus de sa tête main G glissée vers la pointe (celle-ci plus haute et avancée que la poignée)

    UKE attaque le flanc gauche de TORI qui esquive par une légère rotation des hanches vers la G sabre vertical pointe vers le haut

    UKE attaque le poignet droit de TORI en tranchant vers l’avant par en-dessous

    TORI esquive en reculant pied D, bloque (sabre pte en l’air) de G à D et frappe le Kote D de UKE

    UKE esquive en repoussant la lame de TORI vers la D et fait un tsugi-ashi sauté vers l’arrière

    TORI saute en arrière

    TOUS DEUX arment Inno Kamae

    TORI attaque Yoko-Giri horizontal, base du cou en avançant le pied D

     

     
    Hiroo Mochizuki avait publié en janvier 70 un petit livre : Les Arts Martiaux Traditionnels, où étaient présentés succinctement, mais avec de jolies photos, le Iaï Do, le Naginata Jutsu, le Bo Jutsu, le Tanto Jutsu.

    Je fus particulièrement séduit par le Naginata Jutsu et je décidai de travailler ce Kata et de le présenter en démonstration.

    Un ami, fort habile, entreprit de fabriquer un Katana et une Naginata. Il ne nous manquait que les dimensions. Nous les avons trouvées dans un ouvrage en anglais qui donnait bien les côtes du Katana, mais en pouces, bien sûr. Il suffisait d’effectuer les conversions en millimètres.

    Il semblerait qu'il y ait diverses sortes de pouces, car il sortit de nos calculs un énorme cimeterre en acier inoxydable, avec tsuba assortie en bronze et tsuka en rondelles de cuir. La lame de la Naginata avait les mêmes proportions. Qu'importe, nous présentâmes notre numéro et le public fut impressionné, surtout quand l'énorme Katana se planta lourdement dans le plancher suite à une fausse manœuvre, ou quand la redoutable lame de la Naginata me frôla la gorge !

    En ce temps-là, nous commandions beaucoup de matériel chez un marchand parisien. C'était intéressant, car à chaque livraison était joint un chèque-cadeau, ce qui me permit de m'offrir mon premier hakama présentable, en tergal.

    Nous n'osions plus présenter notre numéro de Naginata Jutsu avec notre énorme Katana cimeterre et, un de ces samedis où nous nous rendions au cours de l'ASPP, au Dojo de la rue Massillon, nous décidâmes d'aller voir les Iaito de notre fournisseur.

    Un vendeur nous présenta les différents modèles. Il y en avait à lame d'aluminium, horribles, à neuf cents francs, et d'autres à lame en inox, assez jolis, mais à mille deux cents francs. Une fortune ! Mon ami Guy tenta plus ou moins de marchander et ne fit que s'attirer les protestations du vendeur. Nous avons un peu le verbe haut, en Normandie, et je crois que nous discutions fort, bien que calmement. Et de la mezzanine, au-dessus de nous, une voix demanda : « Que se passe-t-il ? » Le propriétaire de la voix apparut au-dessus de la rambarde.

    « Ces messieurs trouvent que nos Katana sont trop chers ! », dit le vendeur. L’autre personnage nous regarda puis dit : « Ah ! C'est monsieur Tellier ! Pour lui, c'est six cents francs ! ».

    Comment me connaissait-il ? Je ne l'ai jamais su. J'appréciai beaucoup la remise de 50%, mais six cents francs en 1972, c'était encore une petite fortune pour un modeste instituteur de campagne et l'achat ne se fit pas. (Notez que je me suis acheté un Iaito à lame inox pour quatre cent cinquante francs en 1982 !).

    Mais Guy rêvait de son Katana. Lui aussi était un habile manuel. Il avait même été un peu forgeron. Il trouva quelqu'un, dans la région rouennaise, qui possédait un vilain Iaito en duralumin. Il traça le contour de la lame sur un carton. La reproduisit sur une plaque d'inox de cinq millimètres d'épaisseur. La découpa à la cisaille. La lima longtemps, longtemps. La polit finement, finement. Acheta un bois léger et façonna un étui très convenable qu'il laqua. Commanda à la prof de Judo, qui se rendait au Japon, une peau de raie, pour le manche... Et il obtint finalement un remarquable Katana, en tous points satisfaisant. Et à la lame quelque peu tranchante. Il me le confia.

    Toujours avec l'aide du manuel d'Hiroo Mochizuki, j'entrepris d'apprendre le Iaijutsu. Je répétais et répétais des dizaines et des centaines de fois les gestes nécessaires.

    C'était pendant les cours du samedi, dans le petit Dojo tout neuf de Bois-Guillaume. J'étais très concentré, et Didier, un jeune Yudansha, se plaça en face de moi. Il se mit à grimacer, à faire toutes sortes de singeries, me croyant impassible comme les Horse Guards de Buckingham Palace. Je suis très patient, mais très violent quand les bornes sont dépassées.

    « Arrête, Didier, fiche le camp ou je te coupe. »

    Didier ne crut pas en ma menace et réitéra ses singeries. Alors, froidement, sans colère, je dégainai, très vite, très loin, horizontalement.

    Didier sentit un bref éclair froid. N'y croyant pas, il s'essuya le front : ses doigts portaient des traces de sang. Il avait une fine estafilade horizontale, comme un coup de griffe. Il ne pouvait pas pâlir, étant déjà blême de nature, mais je crois que ses traits se creusèrent et le respect qu'il me portait devint très profond.

    Une autre fois, je répétais le Gen Ryu no Kata avec Jean-Marc. Il se servait de son Bokken et j’utilisais le Katana de Guy... J'essayais de travailler la distance, mais Jean-Marc était toujours très près. Défaut acquis dans la pratique anarchique du Kendo qui nous poursuivit longtemps en Kenjutsu, nous cherchions systématiquement à toucher.

    Je sentais que c'était un défaut, surtout dans l'exécution de la phase Shiho Nage, où j'étais gêné pour passer sans frapper mon adversaire. Ce que nous faisions volontiers avec le Bokken, je m'y refusais avec le sabre coupant !

    Et je faisais reculer Jean-Marc, et Jean-Marc avançait toujours... Et ce qui devait arriver arriva. Il entra trop fort, je ripostai trop fort. Le kimono fut tranché. Le pantalon fut tranché. Le slip fut tranché et Jean-Marc eut une jolie entaille à la hanche. Il fallut le conduire à la clinique voisine où il récolta trois points de suture. Le Katana fut rendu à son propriétaire qui se résolut à en arrondir le fil.

     

    En 1972, à Dieppe, Alain Floquet entreprit de m’apprendre le Iai Yoseikan. Toutes les séries en une séance... Bien sûr, elles ne restèrent pas très longtemps dans ma mémoire.

    Mais nous avons continué à travailler très sérieusement Kenjutsu, Bojutsu, Iaijutsu, et même un peu de Iai Yoseikan.

    Ce qui fit que j’ouvris un cours de Kobudo, le samedi après-midi, dès 1975. Notre pratique était restée anarchique et, imprégnée de notre formation au Kendo, nous cherchions toujours à toucher. Les coups sur la tête étaient fréquents et les blessures n’étaient pas rares. Pour preuve, ces notes prises au cours du stage de Tarbes, en 1977.

    Le dernier matin de ce stage, j'étais quelque peu fatigué et j'avais mis mes lunettes, au lieu des lentilles cornéennes, pour travailler le Ken no Kata. En ce temps-là, le contact était de règle, le jeu consistait à essayer systématiquement de toucher l'autre. J'excellais à ce genre de plaisanteries, le Kendo aidant, mais ce matin-là, j'avais peut-être mal aux cheveux. En face de moi était le petit Iwata, une boule de muscles !

    Pour lui, essayer de toucher était un euphémisme. Il avait déjà fendu le front du maître quelques semaines auparavant.

    Les assauts commencent. Ça m'ennuie. Un relâchement de la concentration. Un éclair rouge. Un bruit de verre brisé. Une sensation chaude et poisseuse sur la pommette... Iwata vient de m'asséner un grand coup sur l'arcade sourcilière et le verre de lunettes a volé en éclats. Je saigne abondamment et je ne vois plus clair.

     

    « Pardon ! Pardon ! », implore Iwata, plié en deux, les mains jointes.

    « Ça va, ça va ! »... Je vais me rincer aux lavabos.

    « Pardon ! Pardon ! », implore Iwata qui me suit partout en gémissant.

     

    Alain Floquet alla trouver ma femme et lui dit : « Occupe-toi d’Iwata, sinon il ne va pas le lâcher d'une semelle, il m'a déjà fait le coup ! ».

    J'allai voir un ophtalmologue. Plus de lentilles cornéennes pendant quelques mois, un bout de verre m'avait joliment rayé la cornée.

     Nous avons persévéré dans ce style jusqu’en 1982.

    Juin 1982, les grands maîtres de l'IMAF viennent à Paris. Un grand cycle de stages est organisé à l'Université de Jussieux.

    Le 16, nous allâmes, à la demande d'Alain Floquet, suivre le stage de Kobudo, munis de tout notre arsenal. Plus de cinq cents stagiaires étaient répartis dans quatre grandes salles, où l'on pouvait choisir Judo, Karaté, Aïkido Yoseikan et Kobudo. Nous étions près d'une centaine dans cette dernière salle.

    Alain Floquet était accompagné d'un petit vieillard en kimono et hakama de cérémonie, véritable caricature des maîtres d'antan avec sa longue barbichette. Il nous demanda de commencer à travailler, ce que nous savions faire. Alors certains firent des Suburi, d'autres Gen Ryu no Kata. Avec mon élève Sylvain, je choisis Itsutsu No Tachi.

      Katori

     

    Le petit barbichu, les doigts dans la barbichette, regardait tout ce monde et grommelait, et une jeune Japonaise traduisait à Alain, qui parle le japonais, mais pas trop bien... Et puis, il nous voit, Sylvain et moi.

    Il s'extasie d'un « Oh ! Itsutsu ! Oh ! » et puis nous explique un tas de choses que je ne comprends pas. Et il parle, et il nous explique, et il nous reprend, et nous ne comprenons rien, mais il bondit comme un cabri, il est ravi, il est heureux. Il n'a jamais vu autant de monde à un cours. Ni de si beaux équipements ! Et certains connaissent Itsutsu ! Pas très bien, mais il va le corriger...

    Qui prend-il comme partenaire pour sa démonstration? Alain Roinel ! Ce gueux fit tant et tant le clown que le vieux maître se tordait de rire.

    C'est ainsi que nous fîmes connaissance de Sensei Sugino Yoshio. Il avait eu un vibrant coup de foudre pour la France et tenait à revenir assurer des stages. Il tint sa promesse et souhaita vivre longtemps pour revenir souvent.

    En 1983, à la demande des Caudebécais, le cours du samedi fut consacré à l’Aïkibudo et devint  École des Cadres. Le cours de Kobudo fut reporté au lundi soir et Éric Lemercier, qui venait de passer quinze jours chez maître Sugino, devint mon adjoint.

    En 1984, durant deux semaines, Sensei Sugino dirigea le stage de Kobudo au Temple-sur-Lot, assisté de la jeune Eri et de son disciple préféré Daniel Dubreuil.

    J'étais arrivé le samedi après-midi. J'allai à la rencontre d'Alain Floquet. Il me présenta le Maître qui me tendit sa carte de visite. Je pensai que j'aurais dû m'en faire imprimer !

     

    Katori

     

    J'avais quelque peu négligé le Kobudo en cours d'année et j'entrepris de le retravailler sérieusement avec mon ami Monmon. Nous commençâmes le dimanche, jour de relâche, entre deux haies, à l'abri des curieux. Dès que les premiers cliquetis retentirent, le vieux maître repéra l'origine des bruits et nous rejoignit. Nous eûmes droit à un cours particulier pendant une heure.

    Quel personnage ! Quelle vitalité ! Quel don de soi ! Partout à la fois, voyant tout ! Il me fit aimer le Kobudo ! Il travaillait avec le plus de monde possible, repérait ceux qui « allaient » bien, puis les envoyait jouer les moniteurs avec les débutants. Il en gardait quelques-uns dont il s'occupait spécialement. Je fus de ceux-là.

    Je me rappelle une sensation curieuse. Il était là, devant moi. Petit, chétif, au bout de mon bokken. Et je me demandai si je pouvais le toucher. Je raccourcis insensiblement ma distance, il la rectifia. J'allongeai les bras en frappant au front, il n'était plus là. Un lutin, un feu follet. Intouchable. Il ne se déplaçait pas vite, seulement au moment exact où il le fallait.

    Katori

     Le Sensei était partout où quelqu'un avait mal, dispensant sans compter les massages dans lesquels il est expert. Quelle leçon !

    En août 1986, il me délivra le 2ème dan. Je commençais à me passionner pour cet Art exigeant qui avait eu une si belle influence sur notre pratique de l’Aïkibudo.

    Et puis le mouvement se parasita. On vit apparaître des élèves pratiquant exclusivement le Kobudo qui aurait dû être un complément à l’Aïkibudo. La belle tenue bleue fit tourner la tête de certains qui commencèrent à se prendre pour Musashi... Je subodorai une sorte de climat sectaire qui m'avait déjà déplu au temps du Kendo.

    Je ne supportais plus ces petits personnages qui gesticulaient une chorégraphie totalement désincarnée en poussant des « Ya ! » et des « Yo ! » venus du fond... de la gorge. En face d’eux, j’oubliais totalement la rigueur du Kata au profit de contres qui faisaient mal aux doigts ou à la tête. « Ce n’est pas le bon enchaînement ! Ce n’est pas la bonne distance ! » M’est égal, tu n’as qu’à te protéger.

    Ce qui devait arriver arriva. Je n’eus plus le goût. Je délaissai la pratique. Tout sombra dans l’oubli au cours des années. Mes armes restèrent dans leur étui. Les Musashi détenaient la vérité. Ils cessèrent de venir à mes cours. Je finis par me retirer...

    Quand j’ai fait mon retour au Temple sur Lot, en 2005, j’esquivai habilement les cours de Katori Shinto Ryu. Mais cette année, Mon Maître me demanda de cesser de me faire du mal et de remonter sur le tatami, avec mes amis. On me prêta un bokken et je fus pris en charge par de nombreux pratiquants, de tous niveaux et de tous pays, apparemment ravis de m’aider à refaire surface.

    À la fin de la semaine, j’avais fait remonter des tréfonds de ma mémoire les 4 katas de Ken. Et puis, avant la rentrée, je demandai à mon amie Jocelyne de m’aider à me remettre à niveau. Six séances de 4 heures m’ont permis de remémorer le Bojutsu puis le Naginatajutsu et le Iaijutsu.

    Depuis, je m’impose un entraînement quotidien. L’exercice solitaire est ardu. Il faut parvenir à visualiser un partenaire. Il faut s’observer, se corriger, éviter de s’entraîner sur des erreurs et de les enregistrer.

    J’ai retrouvé les sensations, les chorégraphies. Je commence à comprendre où je vais. Mes années de retraite n’ont pas été du temps perdu. Pendant que quelque chose mûrissait au chaud, je travaillais la coupe en manipulant la faux et la machette. Je m’amusais, alors, à imaginer les petits schtroumpfs avec leur belle Naginata en bois s’essouffler à tenter vainement de couper de l’herbe. J’ai toujours été porté à la raillerie et à la caricature, ce n’est pas à mon âge « vénérable » que je vais changer.

    Hier, je suis allé chez mon boucher chercher un ragoût de mouton pour mon voisin. Je ne suis plus le carnivore qui salivait à la moindre odeur de viande grillée. J’aurais plutôt tendance à virer végétarien et quand il m’arrive de manger de la viande, j’ai une pensée pour l’animal qui a été sacrifié et que j’aurais été bien incapable de tuer moi-même !

    Le boucher, donc, sort une carcasse de mouton de la chambre froide. De 2 rapides coups de couteau, il dégage une épaule. C’est net, propre, il a trouvé l’articulation sans hésitation. Mon regard l’amuse : « C’est facile, vous voulez essayer ? Prenez le couteau... ». Je lui réponds que je me méfie de ce qui a l’air facile, c’est toujours le fruit de nombreuses années d’entraînement quotidien. Il sourit et acquiesce, il a 25 ans d’expérience. La deuxième épaule est détachée puis un souple mouvement de poignet lui permet de sectionner la vertèbre qui retient les gigots. Il exécute un Kata parfait.

    Cette maîtrise transparaît au cours de toutes ses activités dans la boucherie. Il est partout, il exécute une chorégraphie parfaite dans l’espace réduit derrière son étal. Il exerce son métier avec une élégante maîtrise. Ça paraît tellement facile.

    J’ai compris à quoi sert le Kata. En fait, en lui-même, il ne sert à rien. Ce qui compte, c’est l’accumulation de compétences développées par les innombrables répétitions de gestes scrupuleusement codifiés et soigneusement reproduits jusqu’à... la perfection.

    Ma femme aime repasser... C’est son Zazen. Serviettes, chemises, jupes, napperons, tout paraît si simple, si évident, si facile. Elle repasse en contemplant le paysage, en observant les oiseaux, comme si ses mains agissaient seules, aidées parfois d’un simple coup d’œil sur son ouvrage.

    En rentrant du stage du Temple sur Lot, j’ai entrepris de laver mon kimono et mon hakama. Rien de bien difficile. Ensuite, je les ai repassés. J’y suis arrivé, je suis loin d’être maladroit. Mais j’ai rencontré de nombreuses difficultés, j’y ai passé beaucoup de temps. Et le résultat n’est peut-être pas aussi proche de la perfection qu’il l’aurait été avec mon experte en repassage.

    J’ai enfin compris à quoi sert le Kata. Quel qu’il soit. On choisit celui-ci parce qu’on le trouve sympathique, qu’il nous convient, qu’on se sent en harmonie avec lui. Il n’y en a pas de meilleur ou de plus mauvais. Ce qui compte, c’est de l’aimer, de l’apprivoiser, de le maîtriser, de se laisser apprivoiser, aimer par lui. Quitte à en changer si on s’est fourvoyé. Arts martiaux, arts plastiques, musique... L’un ou l’autre ou les deux, les trois... Mais surtout trouver le bon et l’accompagner jusqu’au bout. Et permettre à nos compétences cachées de monter à la surface, de se mettre au jour. J’ai souvent dit à mes élèves en difficulté devant un exercice : « Qu’est-ce que vous savez bien faire ? Dans quel domaine êtes-vous habile ? Abordez cette technique comme vous aborderiez le repassage d’une chemise, comme vous vous attaqueriez à un mur d’escalade, comme vous interprèteriez un gimmick à la guitare. Dessinez ce mouvement comme une belle calligraphie... ». Mais faites-le aussi comme si votre vie en dépendait car il s’agit d’un Art martial, pas tout à fait d’un art comme les autres.

    Voici deux citations, deux pistes de réflexions, deux sujets à controverse, qui illustrent bien ce que j’ai essayé d’exprimer dans cet article.

    Ce texte serait une citation d’un chamane Yaki. Même si c’est une invention de Carlos Castaneda, je le trouve très intéressant :

    « Un chemin n’est après tout qu’un chemin. Si l’on a l’impression de ne pas devoir le suivre, inutile d’insister. Mais pour parvenir à une telle clarté, il faut mener une vie bien réglée. Ce n’est qu’alors que l’on comprend qu’un chemin n’est qu’un chemin et qu’il n’y a rien de mal ni pour soi ni pour les autres à le quitter, si c’est ce que votre cœur vous dit de faire. Vous vous poserez alors une question et une seule : « Ce chemin a-t-il un cœur? ». Tous les chemins sont pareils, ils ne mènent nulle part. Ce chemin possède-t-il un cœur ? S’il en a un, le chemin est bon. Sinon, à quoi bon ? Les chemins ne conduisent nulle part, mais celui-ci a un cœur, et celui-là n’en a pas. Le premier vous rendra fort, l’autre faible. Un chemin qui a un cœur est facile : on n’a pas besoin de se donner de la peine pour l’aimer. On sait qu’un chemin a du cœur lorsqu’on ne fait qu’un avec ce chemin, lorsqu’on éprouve une paix et un plaisir incommensurables à le parcourir dans toute sa longueur. »

    Le texte qui suit est extrait du roman de Dale Furatani « Menaces sur le Shogun » et je l’ai déjà inséré dans mes Citations :

    «  Sensei, pouvez-vous me dire une chose ? Je pratique chaque enchaînement jusqu’à ce que je l’aie appris avec précision. Mais si je me bats avec quelqu’un qui reconnaît la séquence que j’utilise, n’aura-t-il pas ainsi l’avantage de savoir quel sera mon geste suivant ?

    - Si.

    - Alors, pourquoi est-ce que je m’entraîne à des enchaînements aussi précis ?

    - Pour que tu puisses apprendre à devenir imaginatif.

    - Mais l’exacte répétition des enchaînements ne va-t-elle pas tuer l’imagination que j’ai en moi ?

    - Dans ce cas, l’imagination que tu portes en toi mérite de mourir. On s’exerce aux enchaînements pour apprendre une technique. La technique est nécessaire pour nous donner la liberté de créer. On ne peut pas déployer de puissance sans une base saine, pas plus qu’on ne peut faire preuve d’imagination sans une maîtrise de la technique fondamentale. Quand tu l’auras maîtrisée, tu pourras associer différents gestes dans de nouvelles et merveilleuses combinaisons. Mais il faut d’abord que tu sois si bien enraciné dans la technique de base que tu n’aies plus besoin d’y penser. C’est cela qui fait un maître du sabre.

    - Quand croyez-vous que je maîtriserai la technique ?

    - Jamais.

    - ...

    - Pourquoi crois-tu que je t’ai répondu ainsi ?

    - Parce que vous continuez à vous entraîner sans arrêt, en dépit des années passées à manier le sabre. Quand vous croisez le fer avec moi, vous ne faites pas que m’enseigner, vous révisez aussi toutes les subtilités des enchaînements. En corrigeant mes fautes, vous rafraîchissez aussi vos connaissances. Vous dites toujours que nul ne peut atteindre la perfection, seulement s’efforcer d’y tendre. Si c’est vrai, l’effort doit se prolonger à jamais puisque nous avons pour but la perfection du mental, de l’esprit, du corps et du sabre.

    - Bien. »

    (Dale Furutani – Menaces sur le Shogun, éditions 10/18

     

     

     






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